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monts, les chargeant de la mort de son neveu, dont les parents et amis en Italie se mettoient en chemin pour luy oster le gouvernement et l’eussent fait aisément si ce n’eusse été l’allée du roy… » Si la mort de Gian Galeazzo était l’effet d’un crime, la conduite de Charles VIII, en cette occasion, n’est guère explicable. Si elle était naturelle, il faut convenir que la Providence se tenait aux ordres du More et ne point s’étonner, lorsqu’il parut dans les rues de Milan, vêtu de brocart d’or et salué par toutes les cloches, si, ce jour-là, il épuisa toute la somme de chances favorables qu’un homme peut raisonnablement espérer apporter en ce monde.

Isabelle d’Aragon, elle, semblait bien avoir épuisé toutes les mauvaises. Il n’en était rien, et l’avenir qui s’approchait lui apportait de pires douleurs. Dans les premiers jours qui suivirent la mort de son mari, il parut à tous les témoins que ce serait la dernière. Enfermée dans une salle sombre, tous les volets clos, prostrée à terre, muette, hagarde, refusant toute nourriture, hantée d’hallucinations, elle se désintéressa de tout ce qui n’était pas le passé. On eut peur pour sa vie, d’abord, pour sa raison ensuite. On s’émerveilla qu’un mari, si peu désirable de son vivant, fût à ce point regretté après sa mort. On supposa que le désespoir où on la voyait, était fait de bien des choses : la certitude que son fils ne régnerait plus sur Milan, la crainte que son père et son frère fussent bientôt chassés de Naples, et puis, Gian Galeazzo n’avait pas vingt-cinq ans. « Cet agneau sans tache », selon l’épithète hyperbolique de Corio, pouvait devenir un époux sortable, avec le temps. Quand on considère ses portraits, surtout celui qu’a peint Ambrogio de Prédis, on doute qu’une nature si frêle et si molle fut foncièrement mauvaise et capable d’énergie dans le mal, non plus que dans le bien. Le point assuré, c’est qu’il fut pleuré par sa femme comme un héros. Le nouveau duc de Milan, qui n’avait point de haine pour ses victimes, et même, pour celle-là, une assez grande sympathie, s’effraya fort de l’état de prostration où on la disait. Quatre de ses conseillers se présentèrent chez elle, à Pavie, pour lui offrir ses condoléances et l’inviter à revenir à Milan, cela au nom du nouveau duc et du peuple, l’assurant qu’elle et ses enfants seraient traités avec les honneurs qui leur étaient dus et garderaient, en toute propriété, la résidence qu’ils occupaient auparavant, au Castello.