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De là, une lutte constante et d’autant plus pénible qu’elle devait se dissimuler. Elle voyait bien le More avancer, peu à peu, la main vers le bonnet ducal pour le confisquer à son profit et au profit du petit Ercole. Mais, demeurée seule de son espèce, en tutelle dans son propre palais et étrangère, fort peu, ou point du tout secondée par son mari, elle ne devait compter que sur elle-même pour détourner le geste. « Nul seigneur ne donnait empeschement de prendre la duché pour luy, que la femme du dit duc qui estoit jeune et sage, » dit Commynes. Et il ajoute : « la dite fille estoit fort courageuse et eût volontiers donné crédit à son mary, si elle eût pu, mais il n’estoit guères sage et révéloit ce qu’elle luy disoit. » En effet, la pauvre duchesse de Milan n’avait pas de pire traître, dans son entourage, que son propre mari. Dès qu’elle lui proposait quelque plan pour sauvegarder leur commun patrimoine, Gian Galeazzo ne pouvait se tenir d’aller le raconter à son oncle, en échange de quelques plaisirs nouveaux, ou oiseaux de chasse, que le More savait lui ménager.

Aussi, l’avenir commençait-il à paraître un peu sombre à cette femme toute jeune, cinq ans à peine après son mariage. Tout la trahissait au dedans. Une aide viendrait-elle du dehors ? Et d’où pourrait-elle venir ? Des siens ? Les rapports entre la cour de Naples et celle de Milan étaient déjà fort tendus, entretenus par les plaintes de la duchesse à son père et à son frère et aussi par la défiance où était Ludovic le More de la mégalomanie des Aragon. Des lettres secrètes d’Isabelle partirent pour Naples, réclamant du secours. Son frère, Ferrante, jura bien de tirer vengeance du More ; mais son père, plus prudent, se borna, quelque temps, à des manifestations épistolaires. Au surplus, le rusé duc de Barî était en train de leur tailler assez de besogne, chez eux, pour qu’ils n’eussent guère le loisir de s’occuper des siennes. Et la malheureuse princesse connut bien vite qu’aucun secours ne viendrait du Sud.

Viendrait-il de France ? Ce n’était pas impossible. Les « Barbares du Nord » descendaient en Italie. « L’entreprise de Naples, » si longtemps différée, arrêtée depuis tant d’années par la barrière des Alpes, allait s’accomplir. Le Roi avait « passé. » On l’attendait d’un jour à l’autre. On le savait-juste et bon. Peut-être était-ce, la, le sauveur ? Ce pauvre Charles VIII, si faible, si disgracié de la nature, tiraillé et mené par ses