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joie de voir sa joie puérile s’épanouir. Isabelle d’Aragon, a qui, en fait, tout ce qui était du trésor ducal aurait dû appartenir, ne souffrait point de voir ainsi consteller sa cousine ; mais l’équilibre entre les deux cours se trouvait rompu, et c’est ce qui la désolait. « Elle dit, écrivait l’ambassadeur de Ferrare, qu’elle voudrait être traitée ni plus, ni moins bien que la duchesse de Bari et désirerait que le duc Ludovico s’imaginât avoir deux filles, ou deux femmes, et ne fît entre elles aucune différence, les traitant de façon égale, de quoi elle se contenterait, sans vouloir posséder la valeur d’un bagatino de plus que la duchesse de Bari. »

Il ne semble pas que ce fût tout à fait le cas. « Les perles de la duchesse de Bari étaient beaucoup plus grosses et belles que celles de la duchesse de Milan, » écrit l’ambassadeur de Ferrare, le 1er mai 1492, en rendant compte d’une chevauchée des deux duchesses à travers champs, en grand costume de cour, cornes emperlées et longs voiles de soie, pour célébrer le retour du printemps. L’inégalité frappait tous les regards, et on ne voit pas que le More prît grand soin de la dissimuler. Le soir du 15 novembre de la même année, au château de Vigevano, en présence des gentilshommes et de l’ambassadeur, il faisait une exposition des bijoux de Béatrice : ils étaient estimés 100 500 ducats. Pour la duchesse de Milan, c’est-à-dire Isabelle d’Aragon, il avait commandé, il est vrai, un rubis ; mais les personnes présentes ne l’estimèrent pas plus de 15 000 ducats. Même différence dans les équipages : Béatrice possédait quatorze chevaux de selle des plus beaux et des plus viles qu’on pût trouver, non seulement en Italie, mais dans toute l’Europe, avec, dit un témoin, « des harnachements dignes d’une impératrice. » Les montures d’Isabelle d’Aragon étaient beaucoup moins nombreuses et surtout moins fringantes. Le médecin Carri, prenant part une fois à la chasse et étant gratifié d’une de ces bêtes, la trouve si tranquille, qu’il en est satisfait « comme d’un vrai cheval de dame. »

Ensuite, rivalité sportive. Quand les deux duchesses s’en allaient chasser à courre, accompagnées de leurs dames, de leurs cavaliers et de leurs pages, à travers les champs ou les bois de Vigevano, il semblait que les jeux d’enfant, autrefois commencés dans la baie de Naples, se poursuivaient en cet éclatant appareil, avec de « grands écuyers » pour marquer les