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enfant, assis sur une banquette de briques, en train de lire Cicéron, avec autant d’application qu’un livre défendu. Si nous n’avions que ce document sur la jeunesse de Gian Galeazzo Sforza, les historiens nous le représenteraient comme un humaniste, dont les œuvres ont été perdues. Malheureusement pour lui, nous en avons d’autres. Et il n’y a pas de doute que le fils de Galeazzo Maria et de Bonne de Savoie, pourvu du duché de Milan dès l’âge de onze ans, par la brusque disparition de son père, ne fut tout à fait incapable de porter ce fardeau.

Heureusement pour lui, il avait à ses côtés un des frères de son père, Lodovico Sforza, duc de Bari, c’est-à-dire Ludovic le More, qui le déchargeait de tous les soins du gouvernement. Et, comme il était aussi indifférent aux réalités effectives du pouvoir, qu’il en était incapable, n’en aimant que les honneurs et surtout les plaisirs, le jeune duc se montrait profondément reconnaissant envers son oncle d’une si profitable usurpation. Mais on imagine la surprise d’Isabelle d’Aragon, en arrivant à Milan, en janvier 1489, lorsqu’elle s’aperçut qu’on ne la mariait qu’à un fantoche. L’étiquette lui donnait bien le premier rang à la Cour, où, d’ailleurs, nulle autre femme n’était pour le lui disputer. Sa belle-mère, la duchesse Bonne de Savoie, était tenue à l’écart par Ludovic le More. Au reste, cette « dame de petit sens » selon le mot de Commynes, depuis qu’elle s’était amourachée d’un « écuyer qui tranchait devant elle, » avait perdu tout prestige. Personne ne faisait plus attention à elle. La sœur du duc, Maria Bianca, la future impératrice d’Allemagne, n’avait alors que seize ans, n’était point encore mariée et ne prétendait point tenir au Castello la première place. Ludovic le More, non plus, n’était pas marié. Isabelle d’Aragon régnait donc sans partage. Mais en apparence seulement. Elle ne fut pas longue à s’apercevoir que, dans les rues, par exemple, au passage des souverains, on ne criait pas : Duca ! Duca ! mais Moro ! Moro ! et que les potentats d’Italie et les princes étrangers, eux-mêmes, continuaient à traiter directement avec Ludovic le More, le régent, comme si le neveu, dont il avait eu la garde, était demeuré un enfant.

Ce sont là, il est vrai, pour une femme jeune, belle et ardente au plaisir, des misères médiocres. Elle en eût été facilement distraite, dans la Cour brillante de Ludovic le More, si Gian Galeazzo lui était apparu le héros de l’amour, que les