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foudre n’est tombée que près de lui, il l’a vue frapper ses voisins, il n’a pas aggravé leur malheur, il s’en est tenu à l’écart. Et pourtant Kipling l’accuse : il ne le traite pas en adversaire, mais en déserteur. Le déserteur est le fugitif d’un devoir certain, le renégat d’un culte indélébile. Entre tous les hommes d’une race et entre toutes les races du genre humain, Kipling croit à une solidarité de justice. C’est pour cela qu’il reproche au neutre son indifférence pour le droit des autres. Mais en demandant au neutre de se rendre plus malheureux pour les secourir, Kipling n’établit entre tous ni la solidarité ni la justice. Et l’une comme l’autre, si elles sont la destinée des hommes, elles exigent en faveur des hommes une autre vie. Au nom de cette libéralité sans fin, il peut requérir les courtes générosités des uns envers les autres. Lisez et dites s’il y a une colère plus affirmative d’immortalité que cette condamnation de l’égoïsme :


LE NEUTRE

Frères, qu’adviendra-t-il de moi — S’il apparaît, — Un jour, après la guerre, — Que l’Univers s’est immolé pour moi ?

Que tous mes biens, — Et présents et futurs, — Je les dois — — A toutes les Souffrances Humaines,

Que je fus sauvé par les Sacrifices — Volontaires de l’Humanité, — Qui ne s’est point jetée aveuglément dans la mêlée, — Mais s’est immolée en pleine conscience, en pleine lucidité.

Au milieu de ces épreuves — On ne m’a demandé de tirer le glaive ; — Mais on attendait de mes lèvres — Le mot que je n’ai pas su trouver.

Et l’on saura un jour qu’au temps de la Guerre — La mort fut la rançon de ma Liberté. — Comment ferai-je pour revivre en moi-même — Ces années qu’a payées tant de sang ?

Frères, que pensera-t-on de moi — Et comment me justifier — S’il est prouvé un jour

Que moi pour qui l’humanité s’est sacrifiée, — Je suis resté sourd à son appel, — Et me suis lâchement détourné ?


ETIENNE LAMY.