Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/273

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

détiennent, par privilège, quelques parties de cette puissance matérielle. Tout entier le genre humain la possède tout entière. Que sont devenues les supériorités natives des animaux et de leur structure ? Le dernier des soldats ne se jugerait-il pas désarmé si ses bombes n’avaient que la force du lion, ses projectiles la vitesse du tigre, si le fer de ses cuirasses n’était pas plus résistant que le cuir du rhinocéros, si ses chars d’assaut n’écrasaient pas mieux que la pesanteur de l’éléphant, si la course de l’avion, les nouvelles transmises par l’électricité et les constats authentiques signés par la lumière elle-même sur la sensibilité des plaques ne l’emportaient sur l’œil et les ailes de l’aigle ?

Tous les peuples se ressemblent par leur commune possession de ces forces. Ils diffèrent par l’usage qu’ils en font. S’ils ne défendent par elles que leur goût de détruire, de prendre ou d’être les premiers, ils sont, si irrésistible soit leur action, des ouvriers maudits, car ils ajoutent au mal ; des ouvriers stériles, car ils ne font que déplacer les biens et les hiérarchies ; des ouvriers de néant, car tout ce qu’ils créent, prééminence, richesse, douleurs même, après des siècles ou après un jour, n’est plus rien. Ceux-là seuls qui, pendant leur courte durée, prêtent main-forte à la vérité, à la justice, à la pitié, s’attachent à une puissance qui n’est pas sujette de la mort. Telle est la différence reconnue par Kipling entre l’œuvre à laquelle travaille l’Allemagne et l’œuvre à laquelle travaille l’Angleterre. Voilà pourquoi, même aux jours où leur énergie s’équilibrait, il n’a jamais admis entre elles d’égalité. Voilà pourquoi cet amoureux de la beauté éprouve devant les plus sordides matelots, héros de la laideur transfigurés par leur cause, un enthousiaste respect que ne lui inspirèrent pas les plus magnifiques exemplaires de la vigueur physique dans les fils de la Jungle. Le poète de la force se devait de compléter la hiérarchie de la force. Et par cela même qu’il a subordonné la force de la matière à la force de l’esprit, les actions humaines à un ordre surhumain, il lui fallait, par le plus logique achèvement de cet ordre, prédire aux serviteurs éphémères de l’immortalité la contemplation de la sagesse suprême à laquelle leur vie mortelle s’est consacrée et parfois sacrifiée. Sans développer cette doctrine, Kipling l’affirme d’un mot admirable, quand, dans chacun de ces hommes, il croit voir « l’âme qui, affranchie de la matière, rallierait une existence antérieure. »