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elle-même, fruit suprême ? L’incomparable privilège de l’homme n’était-il pas sa royauté sur un tel domaine, qu’il ne peut trop posséder ? N’a-t-il point pour vocation et bonheur essentiels d’accroître la plénitude de sa maîtrise sur elle ? Que des animaux soient supérieurs à lui par la vue, l’ouïe, le flair, la force, la vitesse, l’agilité, n’est-ce pas leur usurpation humiliante et sa pire infériorité ? De là le livre de la Jungle, genèse obscure des puissances vitales, hymen mystérieux des solitudes, avènement étrange de l’être qui, né de la forêt, la mère véritable, unit aux aptitudes de l’homme celles des grands fauves, religion de la puissance matérielle qui, dans sa nudité vêtue de lumière, laisse se jouer la vigueur de ses muscles et l’harmonie de ses formes. Mais le surhomme ainsi conçu a pour supériorité sur les hommes qu’il se soit égalé aux animaux. Avec l’outrance créatrice du génie, Kipling célébrait en une fiction symbolique une idée chère à ses compatriotes. Car l’orgueil de l’éducation anglaise est le contraire du nôtre. Elle honore surtout son intelligence de ne pas cultiver une intelligence inattentive au corps. Elle a foi que, pour l’individu et pour la race, l’essentiel est obtenu si ce corps est un compagnon fort, généreux à donner et à recevoir le combat, préparé à la victoire, ignorant de la crainte, et elle se plaît à retenir surtout du grec le respect enseigné par Homère pour le héros, c’est-à-dire pour celui que la vigueur individuelle rend supérieur au nombre.

Les Anglais qui, entre les côtes britanniques et allemandes, gardent aujourd’hui les mers froides, n’offraient, pas tous à Kipling ces statures d’athlètes. Il se surprend à noter çà et là leur petite mine, leur musculature chétive, leur poitrine étroite. Or, il les admire et avec une ferveur où il y a de la dévotion. Qu’a-t-il donc découvert en ces pêcheurs, champions peu exercés et médiocrement pourvus de force matérielle ? Il a constaté une force morale. La place qu’il fait à cette force est la plus grande nouveauté de son témoignage.

Ces hommes, s’ils ne songent pas aux combats singuliers et aux victoires solitaires qui tentent le lutteur exceptionnellement doué, ont le sentiment consciencieux du lien qui les unit à leurs compagnons. Tous ceux du même navire se doivent les uns aux autres, et le témoin de ce dévouement naturel, et, dès qu’il le faut, sublime, entre tous ceux que le péril fait frères, a