Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

caricature amoindrie : sur cette nuit blafarde les formes noires et longues des navires à la fuite rapide le font penser à « une course de cafards sur un plat d’étain. » Dans le clair-obscur où errent ses yeux mendiants, de soleil, son art a perdu sa joie. Il lui faut poindre avec la vase des ports, les blancs sales de la neige piétinée, les poussières du charbon broyées dans l’huile des machines. La ligne des coques disparates et serrées les unes contre les autres le long des quais ; la malpropreté des ponts que les besognes plus urgentes ne laissent pas le temps de laver ; la déchéance d’un yacht, merveille du luxe aristocratique avant la guerre, et depuis devenu peuple, avec tous les stigmates inélégants du travail ; la pauvre mine, l’air négligé, les vêtements graisseux, tachés, raides des matelots ; toutes les imperfections que la malveillance de la lumière dénonce, accuse, exagère, sont la souffrance continue de l’artiste. Et cet amoureux de beauté porte le deuil d’une guerre où l’homme doit combattre et mourir en laideur.


III

Or, ce petit livre abonde d’une beauté qui ne se-trouve égale en aucun autre de Kipling.

Le souvenir des œuvres où l’infatigable courtisan des énergies humaines célébrait la royauté de la vie, l’écho des hymnes renaissants par lesquels il immortalisait les multiples formes de la matière puissante et superbe, toutes les habitudes de sa nature font défaut à son œuvre nouvelle. Mais ce n’est pas à dire que son génie soit devenu las et muet comme sa joie. Le voyageur n’abandonne pas la route, il l’achève. Tout sommet est une fin, et le dernier labeur de Kipling est l’achèvement de l’ascension commencée, dès les premiers pas, parce grand marcheur.

La perfection extérieure du monde fut le premier enchantement de cet Anglais né dans l’Inde. Ses yeux s’étaient ouverts au spectacle d’une nature où tout est splendeur et surabondance, où les immensités voisinent et se complètent, où l’altitude des plus vastes glaciers étincelle sur des plaines plus vastes encore, inépuisablement fécondes, désaltérées par des fleuves fertilisants, et sous un ciel à l’infinie pureté que les nuits rafraîchissent sans l’obscurcir. Cette terre ne s’offrait-elle pas