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et le nouveau Jonas y est moins en sûreté que le premier du nom. L’espace lui est disputé par les mécanismes qui sont les organes tous artificiels, tous fragiles, tous indispensables à la vie de l’animal et à la vie de ceux qu’il contient : propulseurs, réservoirs qui, remplis ou vidés d’eau, font monter ou plonger le navire, tubes à lancer les torpilles, appareils à renouveler l’air que la respiration vicie, et à produire la lumière dans la nuit sous-marine. Dès qu’il a fermé les panneaux de communication avec le jour et l’espace, il n’a plus, pour le guider, comme un myope, que les verres de ses deux périscopes ; il devient un borgne, si l’un d’eux est atteint ; si les deux sont détruits, un aveugle ; fussent-ils intacts, un aveugle encore dès qu’ils n’émergent plus et que, dans la nuit des vagues, il s’avance à talons. Se heurte-t-il aux chapelets de mines, il n’est averti de leur présence que par le grincement de leurs fils contre son bordage, et le voilà paralysé. Elles serrent autour de lui un filet aux mailles mortelles, où sont pris tantôt ses périscopes, tantôt son hélice, tantôt son gouvernail, où il ne peut demeurer captif, où toute tentative pour se déprendre risque de le faire sauter. Cette fin, qui l’anéantit d’un coup, n’est pas pour lui la plus affreuse. Le moindre projectile qui traverse sa coque suffit à mettre hors de service l’un ou l’autre de ses organes, c’est-à-dire lui enlever, non seulement toute valeur militaire, mais la faculté de se conduire, de remonter à la surface, et réduire sa stabilité à l’équilibre indifférent d’une épave. L’étroit cercueil où des hommes étaient enfermés pour la durée d’un combat est pour jamais clos sur leur vie. Dans l’atrocité de l’impuissance, il leur faudra attendre la mort ; et elle les laissera intacts de corps et de pensée pour qu’ils en épuisent plus lentement et plus complètement l’horreur. C’est accepter ces chances que franchir le panneau d’un sous-marin. Les hommes désignés n’hésitent pourtant pas. Ceux-là ne sont pas seulement, comme les matelots des destroyers, formés par la discipline militaire. Une autre force les soutient. L’extraordinaire de ce sort, le privilège de ce choix leur devient une dignité. Ils savent que, dans l’imagination, dans l’inquiétude, dans la gratitude publiques, ils ont préséance. Aristocratie du danger, ils ne veulent pas déchoir : l’auréole de leur fin les sacre par avance à leurs propres yeux comme aux yeux des autres. Et en même temps que cette conscience renouvelle en eux les sources secrètes du