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un homme d’État qui a vu trop de choses et trop de gens et de trop près. Aussi bien l’homme nous intéresse en lui plus que le ministre. Sceptique et passionné, assez jaloux pour souffrir et trop intelligent pour ne pas pratiquer l’indulgence, il transporte dans ses affaires de cœur le machiavélisme des affaires de cour : « Savez-vous que tout ce que vous me proposez là est fort immoral ? » remarque l’aimable comtesse Pietranera. Et il applique à sa conduite privée celle maxime des grands politiques : savoir attendre. La duchesse Sanseverina « si peu raisonnable, si esclave de la sensation présente, » avec une pointe de perversité, mais toujours si finement aristocratique, et grande dame jusqu’au bout des ongles. Fabrice, faible et ardent, un beau matin courant les routes de France pour voir de plus près son héros Napoléon, puis lancé à la poursuite de l’amour qui le fuit et dont il désespère jusqu’au jour de la rencontre avec Clélia Conti, enfin se poussant dans la carrière des honneurs, et toujours curieux d’art et de musique, archéologue et théologien, type d’impulsif, séduisant et un peu inquiétant, qui remplit tout l’intervalle entre le sigisbée et le prélat romain. Aucune de ces créations ne réalise un de ces larges types d’humanité qui jalonnent, comme autant de statues vivantes, la grande voie de la littérature universelle ; mais elles valent par ce qu’elles ont de hautement distingué, de raffiné et de rare.

Il manque l’ironie qui est le ton habituel des conversations et court sous la nonchalance du dialogue… « Le comte se mit à dire des anecdotes sur la Raversi. — C’est en vain que j’ai cherché à l’amadouer par des bienfaits, dit la duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou généraux. En revanche, il ne se passe pas de mois qu’ils ne m’adressent quelque lettre abominable ; j’ai été obligée de prendre un secrétaire pour lire les lettres de ce genre. — Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le comte Mosca ; ils tiennent manufacture de dénonciations infâmes. Vingt fois, j’aurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux ; et Votre Excellence peut penser, ajouta-t-il en s’adressant à Fabrice, si mes bons juges les eussent condamnés. — Eh bien ! voilà qui me gâte tout le reste, répliqua Fabrice avec une naïveté bien plaisante à la cour ; j’aurais mieux aimé les voir condamner par des magistrats jugeant en conscience. — Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner l’adresse de tels magistrats : je leur écrirai avant de me mettre au lit… » Cette ironie fait le prix de cent anecdotes parfaitement inutiles et contées pour