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candeur, en paroles. Mais alors Frédéric II se moque du monde ? Il se moquait du monde, et non pour le plaisir, mais pour le profit, lorsqu’il écrivait, de la même plume, son Antimachiavel.

Et c’est ainsi que Frédéric II nous apparaît comme ce qu’il est en vérité, comme le représentant réel de la Prusse et de l’éternelle Allemagne. On a cru longtemps qu’il y avait, et l’on croyait naguère encore qu’il y avait eu autrefois une Allemagne douce, honnête, candide, un peu niaise, férue de philosophie et de poésie, la bonne Allemagne que nos grands-pères ont chantée, qu’ils ont aimée. La bonne Allemagne n’a jamais existé. Qui donc le dit ? Mais c’est un Boche, l’auteur de Par-delà le bien et le mal, le surboche Nietzsche : « Il est sage, pour un peuple, de laisser croire qu’il est profond, qu’il est gauche, qu’il est bon enfant, qu’il est honnête. Il se pourrait qu’il y eût à cela plus que de la sagesse : de la profondeur. Et enfin, il faut bien faire honneur à son nom : car on ne s’appelle pas impunément das teusche Volk, le peuple qui trompe ! » La bonne Allemagne entretenait l’Europe dans la confiance que ses petites façons de rêveuse timidité inspiraient. La sournoise publiait à sa manière un Antimachiavel et préparait ses coups de force et l’annexion de nos provinces. Elle avait caché son jeu plusieurs dizaines d’années.

Frédéric II, la Prusse et l’Allemagne, c’est tout un. Deux mois après la mort de l’empereur Charles VI, Frédéric II supprime les traités signés par ses prédécesseurs et qui lui seraient incommodes : pareillement Guillaume II supprime, au mois d’août 1914, le traité constitutif de la neutralité belge. Et Frédéric II se déclare ennemi de la guerre, et déplore les maux de la guerre, et jure qu’il n’a point voulu la guerre : tout cela, nous l’avons revu. En 1757, Frédéric II battit l’armée française à Rossbach : et, en 1759, Voltaire s’égayait de la volée qu’avait reçue à Rossbach l’armée française ; et, trois ans plus tard, Diderot vantait la bonté, l’esprit de justice du roi philosophe. La tromperie est ancienne : elle a duré beaucoup plus de cent ans. Est-elle éventée maintenant ? On veut le croire. Mais elle eut ses commencements avec ce Grand Frédéric, l’idole de nos philosophes, qui lui pardonnaient Rossbach en faveur de l’Antimachiavel. Si l’Antimachiavel est une imposture, l’imposture a joliment réussi. Après cela, le roi philosophe s’est tout permis sans perdre son renom de philosophe. Et pareillement il a fallu que la bonne Allemagne en fît par trop, ces derniers temps, pour détraquer son imposture patiente et bien montée.


ANDRE BEAUNIER.