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homme, nous le serons : et, s’il l’a ni duper, soyons fourbes ! « Il le fut avec une constance et une adresse qui lui valurent le nom de « grand Prussien, » que Joseph de Maistre lui a donné, qu’il ne faut pas lui retirer.

Mais pourquoi ce fourbe, et théoricien de la fourberie, a-t-il écrit l’Antimachiavel, a-t-il d’avance déclaré « scélérats, » « affreux » et « criminels » les actes qui seront l’occupation de tout son règne et s’est-il préalablement condamné lui-même ?… Qu’est-ce, en effet, que l’Antimachiavel ? « Une édifiante homélie, dit Macaulay, contre la rapacité, la perfidie, le gouvernement arbitraire, en un mot contre presque tout ce qui rappelle maintenant aux hommes le nom de son auteur. »

Quand Frédéric annonce à Voltaire l’ouvrage qu’il est en train de composer pour flétrir le corrupteur des princes et l’ennemi du genre humain, Voltaire applaudit à ce beau projet : « Béni soit le jour où vos aimables mains auront achevé un ouvrage dont dépendra le bonheur des hommes ! » Puis, quand Voltaire lit les brouillons de l’Antimachiavel, certes il admire la vertu de son prince ; mais il a peur que ledit prince ne s’engage à pratiquer plus tard une impossible vertu : le prince, devenu roi, ne sera-t-il pas embarrassé de ses promesses ? Voltaire, dit M. Charles Benoist, l’empêche « de trop promettre et de trop s’interdire, de trop se compromettre. » Plus réaliste que le prince qui sera Frédéric II, Voltaire n’ose pas imposer à un Roi la règle austère et le terrible devoir d’une si scrupuleuse honnêteté. Voltaire a l’air de craindre que son prince ne soit un peu jobard.

Ensuite, il est bien revenu de son erreur. On lit dans ses Mémoires : « Le roi de Prusse, quelque temps avant la mort de son père, s’était avisé d’écrire contre les principes de Machiavel. Si Machiavel avait eu un prince pour disciple, la première chose qu’il lui eût recommandée aurait été d’écrire contre lui… » Mais oui ! Et voilà pourquoi le jeune prince Frédéric, à la veille d’être le roi Frédéric II, écrivait l’Antimachiavel. Cependant Voltaire, après avoir si bien formulé cette explication si plausible, la supprime : « Le prince royal, dit-il, n’y avait pas entendu tant de finesse. Il avait écrit de bonne foi, dans le temps qu’il n’était pas encore souverain et que son père ne lui faisait pas aimer le pouvoir despotique ; il louait alors de tout son cœur la modération, la justice et, dans son enthousiasme, il regardait toute usurpation comme un crime. » De tout son cœur… son enthousiasme… : ces mots-là ne conviennent pas le mieux du monde à cet extraordinaire hypocrite. Et l’on dira qu’au temps de l’Antimachiavel,