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fantomes d’une imagination qui s’abandonne, presque pour son plaisir, au trouble de la solitude. Au-dessous des petits drapeaux croisés, dont les couleurs avaient déteint, l’ordre de mobilisation déchiré par le vent, délavé par la pluie, était devenu presque illisible. Mais sur l’affiche sans couleur, quelle histoire je lisais, que de noms écrits d’une encre qu’aucune pluie ne pourra effacer ! Les ombres de mes amis disparus m’attendaient au bord du fossé, pareilles à ces gens fatigués d’un long chemin, qui se retournent au bruit d’une voiture, et, reconnaissant avec joie quelqu’un de leur village, montent dans la carriole et achèvent la route avec lui. Ils étaient là, tous ceux avec qui je me suis tant de fois promené sur des sentiers si divers, tantôt suivant dans les rues de Paris une idée fuyante et rapide, tantôt prêtant l’oreille, au fond d’une campagne du Périgord ou de Charente, au son de leur cor attardé. Les uns étaient l’inquiétude d’une pensée tourmentée, toujours active à se détruire elle-même ; les autres le repos dans la tradition la plus paisible. L’amitié seule réunissait en moi leurs esprits différents, qui sans doute auraient été surpris et bien embarrassés de se trouver ensemble. Mais la mort a tôt fait de supprimer les différences que mettent entre les hommes mille circonstances particulières. Tous ces êtres qui, de leur vivant, n’auraient pas eu quatre mots à se dire, aujourd’hui ils sont réunis par des traits profonds de leur âme qui naguère leur échappaient à eux-mêmes. A tout moment, mon souvenir me ramène vers eux ; je les revois tels qu’ils étaient dans les jours de leur vie qui fut la mienne. Mais souvent aussi, leurs visages, leurs gestes et leurs voix se confondent pour ne plus laisser devant mes yeux que la figure pareille que leur a donnée le destin… Si la mort continue de ce bras-là, et que nous échappions nous-mêmes, il ne nous restera plus un ami, j’entends de ces amis avec lesquels on peut demeurer indéfiniment sans rien dire. Quelle existence pour les gens de notre âge qui échapperont à ce carnage ! Ils vivront comme les vieillards de souvenirs et de regrets. Le monde pour chacun de nous, c’est dix personnes que l’on aime. Que de ravages dans ces petits univers !


JEROME ET JEAN-THARAUD.