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vie, si petite soit-elle, la mienne sera aussi épargnée… Une bonté universelle, un peu niaise, un peu fade, un appétit de pureté, un désir de contrition envahit tout le cœur. Volontiers on s’y abandonne, car il y a là une enivrante douceur, et aussi la persuasion qu’on a dépouillé le vieil homme et qu’on est devenu meilleur. Pure apparence, simple illusion, où il faut bien reconnaître plus de faiblesse que de force, une descente et non pas une montée, une humiliation plutôt qu’une exaltation de la vie.


Pendant que, sur le banc d’AIlez frères, je jouissais de ces derniers moments de lumière et de plein ciel, un long gémissement passe et s’enfuit au-dessus de nos têtes. Presque aussitôt, une lourde fumée s’élève du village que nous avons quitté l’autre jour, et le bruit de l’éclatement vient à peine d’ébranler l’air qu’un autre sifflement apporte sa fumée et, son fracas. D’autres obus accourent, d’autres volcans jaillissent de ce petit tas de vie paisible accrochée à la colline. Il n’y a là-bas ni cathédrale, ni grand souvenir d’aucune sorte ; mais nous y avons habité, nous y avons dormi quelques jours, nous y connaissons des visages, et ces obus qui, tombent sur ce passé d’une heure, éveillent chez tous mes camarades une émotion autrement vive que le bombardement de Reims.

Depuis le seuil de notre abri, chacun cherche des yeux le coin où il avait sa paille, sa grange, son grenier, cite des noms, s’exclame. Moi, je pense à la vieille, une vieille femme pauvrette et ancienne comme la mère de Villon, chez qui j’avais trouvé un refuge, un palais, un lieu inaccessible aux rats, quelques mètres cubes de silence, un antre de solitude, et, là-dedans, un lit, — un lit avec des draps ! J’étais le seigneur de ce domaine, le seul bruit de ce silence, car ma vieille hôtesse faisait dans sa maison moins de tapage qu’une souris.

Quatre gravures romantiques, accrochées à la muraille dans des cadres de bois noir, me tenaient compagnie dans ce repos soustrait à l’agitation d’alentour. L’une, dans une pose alanguie, juste au-dessus de mon chevet, gardait les yeux baissés sur un livre posé devant elle, et son air, si l’on peut dire, frivolement pensif, laissait bien deviner ce qu’elle lisait : le Roman. L’autre, plus folle encore, représentait une femme agréable, les bras nus appuyés sur un coussin, les yeux levés au plafond,