Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nuit ; on leur donne, dans la cuisine, une assiette de soupe, un coin de paille dans la grange ; ils s’en vont avec l’aube, et on ne les revoit jamais plus.

A deux ou trois jours de là, dans un moment d’accalmie, un de nous entra dans le bois, et alla jusqu’à la clairière où se trouvaient leurs canons. Les pièces avaient été emportées, il ne restait plus personne ; mais, au milieu des débris, dans les rayons d’une roue démolie, une chatte avait mis bas.

Il y avait aussi, tout près, au milieu du marécage, une cabane de roseaux. Des centaines et des centaines d’obus étaient tombés autour, mais elle demeurait intacte. Et l’on était confondu de penser que si quelque amateur passionné de la chasse au canard avait fait la gageure de passer ici l’hiver, il aurait gagné son pari.


V. — LA BONNE VIEILLE ET LE FINANCIER

Deux jours encore à jouir de cette paix idyllique, avant de monter à la tranchée pour relever nos camarades. Ces dernières heures de vie libre vous remplissent d’une émotion vague, frémissante et alanguie. L’idée d’une menace prochaine agit sur l’âme un peu à la façon dont l’exalte l’amour. On regarde les choses autour de soi avec une sorte de ferveur. Tout émeut à l’excès ; l’admiration, la tendresse vous oppressent. C’est trop peu dire que la nature est près de vous : elle est en vous. Vraiment on communie avec elle. Un sentiment d’un paganisme très ancien fait reconnaître en toute chose, dans un buisson, dans un arbre au milieu d’un champ, dans un mouvement des collines, mille forces obscures, qui peuvent avoir sur votre sort une influence inconnue, vous être secourables ou hostiles. A de telles heures, comme on comprend la croyance aux présages, leur force sur des esprits primitifs ! L’intelligence d’un homme dont la vie est en péril remonte d’un bond, semble-t-il, vers le commencement des âges. Il interroge l’oiseau qui vole. Le lièvre, qui d’un saut franchit la route, donne une couleur à sa pensée. Il n’y a pas jusqu’aux insectes qui ne paraissent, eux aussi, détenir une part d’un pouvoir mystérieux. Je prends garde en marchant de n’en écraser aucun ; et je crois, ma parole, que j’aimerais mieux me fouler le pied que de détruire sous mon soulier une misérable fourmi, avec cet espoir inavoué qu’en ménageant une