Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

oiseaux de malheur, tourbillonnaient devant mes yeux comme les corneilles autour de l’arbre. « Voyez, voyez, disaient-ils de l’autre côté du Rhin, la France, la belle France est morte ! Elle peut encore faire illusion, mais la mousse est sur ses branches, et la mort dans sa sève. Attendez quelques années et vous la verrez s’écrouler. »

O bel arbre des Flandres, arbre de Ruysdaèl et d’Hobbéma, depuis trois ans que je ne t’ai pas vu, qu’es-tu donc devenu sur ta prairie noyée ? Hélas ! les oiseaux ne se trompent jamais, et la mort invisible continue en toi son ravage ! Mais les hommes n’ont pas l’infaillible instinct des bêtes, et l’Allemand le plus perspicace n’a pas l’esprit d’une corneille. Malgré ses rameaux fracassés, le chêne de Ronsard reste toujours verdoyant, et toute la force de la terre, sur laquelle il est planté, monte avec allégresse des profondeurs de ses racines à la plus fine de ses branches.


Dans le bois marécageux les obus tombaient toujours, mais le coucou ne chantait plus, comme si dans ce jeu de la mort et du chant il se reconnaissait vaincu. Vers les cinq heures du soir, nous vîmes entrer dans notre abri trois artilleurs, hagards. En vérité ils revenaient, non pas de l’autre bord du canal mais de l’autre bord de l’Erèbe. Pendant que le coucou chantait, leur batterie avait été démolie, presque tous les servants tués, et on leur avait donné l’ordre de se réfugier chez nous.

Vainement, nous nous empressions pour leur offrir les petites douceurs que nous avions apportées avec nous. Vin, cognac, conserves, ils prenaient tout cela, sans marquer aucun sentiment, l’oreille et la pensée tendues vers la clairière où les obus continuaient de s’abattre avec un fracas régulier. Le danger auquel par miracle ils venaient d’échapper en avait fait, semblait-il, des gens d’une autre espèce. La mince ligne du canal mettait entre eux et nous des espaces infranchissables ; à trois cents mètres de leurs pièces, si paisibles dans notre abri, nous leurs semblions aussi loin de la guerre que si nous avions été à Perpignan ou à Cette.

Le lendemain, de grand matin, pendant que nous dormions encore, ils repartirent dans le bois marécageux pour regagner leur batterie dévastée, ayant passé chez nous, comme ces vagabonds de la campagne qui vous demandent l’hospitalité pour la