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stupéfaits que quelque chose de si pur, de si pénétrant, de si tendre, pût s’exhaler de ces grands corps barbares, sortir de ces lèvres épaisses, de ces visages grossièrement équarris. Quel étonnement pour nos paysans ironiques, très peu poètes et très peu musiciens, d’entendre jaillir, tout à coup, du grand troupeau brunâtre, un chant si nuancé, si bien caché sous cette bure, et qui s’élevait sur nos têtes, pareil à un oiseau merveilleux sorti d’un bois d’hiver ! De grands signes de croix, indéfiniment répétés, animaient cette foule qu’on n’aurait jamais cru armée, tant les hommes étaient pressés les uns contre les autres ! Mais sur un ordre, tous les fusils surgirent, en même temps qu’un formidable hurra, modulé comme l’amen d’une grand’messe, sortait de toutes les poitrines et retombait sur la place en longues vibrations sonores. Les officiers s’avancèrent au milieu du rectangle, pour baiser la croix d’argent que le pope tenait à la main. Tableau sévère, noble, militaire, et qui ne laissait guère prévoir ce qui est arrivé depuis… Si mal préparés qu’ils fussent à cette scène d’une grandeur singulière, nos hommes en étaient tout remués, et dans les réflexions qu’ils échangeaient autour de moi, je ne puis encore démêler ce qui les étonnait le plus, que ces révolutionnaires fussent si pieux, que ces soldats si nonchalants, si négligés d’aspect, eussent tant de précision a l’exercice, ou que d’un troupeau si grossier montât une si pure mélodie.


Le soir même, les Russes partirent, nous étonnant encore par le laisser aller de leur colonne en marche. Certes, la troupe était jeune et vigoureuse, mais on la sentait mal à l’aise sur cette route si bien limitée, entre ses deux fossés et sa double haie d’arbres. On l’eût mieux vue sur une piste, où les hommes peuvent marcher en troupeau et les charrettes aller leur train. Voitures, harnais, cuisines, tout le matériel était neuf, mais déjà, faute d’entretien, prodigieusement délabré. Les chevaux avaient été choisis avec soin, mais leurs conducteurs ne les menaient qu’à des allures insensées, et les bêtes, elles aussi, sentaient l’usure et la fatigue. Ce qui passait devant nous, sur cette belle route de France, c’était la force confuse, l’insouciance et le désordre oriental.

Dans un pré, au bord de la route, une batterie français » ; s’était rangée pour laisser passer ce flot. Elle aussi sentait la