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partagé la peine d’un ami, un sourire de femme ou d’enfant, ici la mort effleurée, ailleurs un compagnon tombé, et de la boue et du vent, et mille souvenirs inexprimables qu’un hasard ramène à la conscience, ou qui peut-être n’y reparaîtront jamais, — une carte invisible, qui n’est la même pour personne, et sur laquelle des jardins avec des croix sont plantés le long du chemin comme de petits drapeaux noirs…


Dans ce village dont, aujourd’hui, chaque pas nous éloigne, nous laissons sous la neige trois mois de vie sinistre, une centaine de jours tous pareils qui, rentrant les uns dans les autres, ne forment plus dans la mémoire qu’un petit bloc de misère, d’inconfort, de froid et d’ennui. Et le régiment n’a pas fait un kilomètre sur la route que ce souvenir lui-même se rapetisse encore, s’efface, et tombe dans ce gouffre d’oubli que nous creusons depuis trois ans derrière nous.

C’est toujours assez pénible, après l’immobilité des tranchées ou des semaines de travaux sur place, de reprendre la marche, sac au dos. Si désireux qu’il soit d’alléger son fardeau, Dieu sait ce qu’un soldat peut entasser sur ses épaules ! On avance d’abord sans rien dire, puis les conversations commencent, mais personne ne chante plus en marchant. La dernière fois, je crois bien, que j’ai entendu chanter, c’était il y a trois ans, sur la route de Saint-Germain, tout encombrée des gens à pied, en voiture ou en charrette, qui, depuis la Somme et l’Oise, fuyaient devant l’invasion. Les pauvres fugitifs considéraient avec surprise l’entrain de notre troupe, soit que le malheur leur fit paraître notre gaieté bruyante comme une offense à leur chagrin, soit qu’ayant eu déjà la vision de la guerre, ils nous plaignissent par avance, étonnés de nous voir joyeux. Soudain le regard d’une femme se posa sur moi une seconde, avec un tel accent de reproche ou de pitié, que la chanson s’arrêta dans ma gorge. Mais déjà ce regard avait passé, perdu dans le flot de misère qui s’écoulait silencieusement sur la route ; et aussitôt je repris le refrain, par une sorte de défi à tout ce qui pouvait m’arriver… Si pourtant, une fois encore, j’ai entendu chanter dans notre régiment. A quelques jours de là, par un beau crépuscule, on nous embarquait à Versailles pour gagner la Belgique par Cherbourg et Dunkerque ; nous nous pressions aux portes des wagons à