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durcie sous le gel ; dix heures par jour d’un travail fastidieux de la pelle et de la pioche sur des blocs de terre glacée, pour construire une voie ferrée en vue de la prochaine offensive ; dix heures d’une morne besogne qui tout de même avance par la force du nombre et du temps ; et le soir, dans la nuit tombante, le retour harassé vers un cantonnement misérable, un village presque abandonné, autour duquel les obus rôdent, comme on voit, dans les chromos, les loups de Sibérie tourner autour des isbas ; la lettre que l’on trouve, ou qu’on ne trouve pas ; la carte postale qu’on griffonne au crayon sur ses genoux ou sur un coin de table, avec des doigts glacés dans ce qui reste de jour ; puis un repas, à la fois triste et gai, du plus navrant comique, qui nous réunit quelques-uns chez une vieille fille, dont les bombardements ont un peu ébranlé la raison, et qu’un essai de traitement a rendu presque innocente.

Dans cette misère humide et froide, c’était un moment de folie, un vrai caprice de Goya. Notre folle hôtesse ne rêvait que chanson, danse et musique. « Je sais bien, nous disait-elle, que le moment est mal choisi ; mais je ne puis m’empêcher ni de chanter ni de danser. C’est la guerre, voyez-vous, messieurs, qui m’a rendue comme cela… » Après le dîner, pour lui plaire, sur un piano fêlé, un piano innocent comme elle, où les doigts à tout moment trébuchaient dans le clavier, nous accompagnions ses romances. Nos compliments la ravissaient. Ensuite, l’un de nous, galamment, s’offrait à la faire danser. Elle acceptait en rougissant. Et vers les huit heures du soir, nous la laissions sur sa chaise, palpitante de reconnaissance, de plaisir et d’essoufflement.

Voilà ce que l’on quitte ! Mais comme toujours, au moment de partir, chacun constate avec surprise qu’on n’était pas si mal ici. Dès qu’on sait qu’on les abandonne, ces séjours de misère reculent d’un bond dans le passé, rejoignent au fond du souvenir d’autres stations pareilles tout aussi disgraciées, mais qui, par l’étonnant prestige de la rêverie et du temps se colorent presque de regret. Je ne l’ai pas encore quitté, et déjà ce village va retrouver dans ma mémoire ces villages des Flandres perdus dans les prairies noyées ; ces fermes où nous arrivions le soir, éclairés par les fusées qui se reflétaient dans les eaux mortes, parmi les trembles et les saules ; ces cabanes de chaume, radoubées comme de vieux bateaux, véritables arches de Noé,