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créations spontanées du génie collectif. Le génie était considéré comme un pouvoir latent, une sorte de dieu obscur caché dans la conscience des foules, trop vaste pour s’incarner jamais dans un individu. Que cette métaphysique aujourd’hui semble vaine ! Combien les choses sont plus belles, ramenées à la mesure de l’homme ! Déjà l’histoire de Reims nous a offert ce spectacle ; nous savons ce que peut un homme, et quel événement c’est, quand à un Jean d’Orbais succède un Bernard de Soissons. Nous avons vu se magnifier tout le système de l’architecture, la statuaire prendre une expression nouvelle. Allons maintenant plus loin encore. Nous verrons dans cette sculpture apparaître une série de personnalités distinctes. L’art du moyen âge, jusqu’alors un peu raide, un peu impersonnel, s’assouplit au point de laisser transparaître l’auteur. Le style devient individuel. Instant exquis ! On ne trouve plus seulement un art, on trouve des hommes.

Sans doute nous ne saurons jamais rien des hommes admirables qui ont créé les œuvres sans prix dont nous parlons. Des générations de sculpteurs qui travaillèrent à Reims, un seul nous est connu par son nom, et c’est un des derniers et assurément l’un des moindres, ce Jean Bourcamus qui fut chargé de refaire, vers 1503, au pignon du transept du midi, l’image d’un centaure sagittaire. Que savons-nous des autres ? Que pouvons-nous entrevoir de leurs mœurs et des conditions de leur vie ? Quand on a cité deux médaillons d’un vitrail de Chartres et une miniature des Antiquités juives, où l’on voit le chantier d’une cathédrale en construction, avec un ouvrier achevant de tailler une statue en plein air sur le parvis, parmi les gâcheurs de mortier et les porteurs de pierres, on a épuisé toute la liste de nos renseignements. Les médaillons de Chartres, en dépit de leur sécheresse, sont le meilleur de ces documents ; la mise en scène est indiquée : on voit un coin de l’atelier, un rideau, Une planchette qui supporte un pot et une coupe, une équerre pendue au mur. Les deux artistes sont de très jeunes gens qui ébauchent une statue (une statue de roi) à même le bloc de pierre. Celui qui manie le ciseau a la main gantée de cuir, pour se préserver des éclats. L’autre se redresse un instant et, s’appuyant au manche de son maillet, il boit. Et le buveur, par-dessus la coiffe de son chaperon, porte un léger diadème de fleurs.