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ne donna pas à l’œuvre de Jean d’Orbais la place d’honneur qui lui avait été destinée, mais il l’utilisa dans une autre partie de l’édifice, et c’est elle que nous voyons au portail Nord de la cathédrale. Il en résulte cette singularité assez rare que la cathédrale de Reims possède deux frontispices et comme deux préfaces différentes, faites à quelques années d’intervalle. La façade latérale n’est pas, comme on s’y attend, une façade subalterne et d’importance plus effacée : c’est l’ancienne façade principale, c’est une version antérieure de la grande façade, devenue par hasard une façade secondaire. Beaucoup d’obscurités à Reims n’ont pas d’autre origine.

Cette partie primitive de la statuaire de Reims comporte les trois portails classiques : porte du Christ, porte de la Vierge et porte des Saints du diocèse[1]. Cet ensemble n’a pas la grâce, l’extraordinaire séduction des parties plus récentes. Vingt ou trente ans, à cette époque, mettent une différence d’un siècle. L’art fait des pas de géant. L’école rémoise s’y montre pourtant d’une maturité singulière. Deux caractères surtout, que nous retrouverons plus tard, ressortent avec force. Le premier est l’imitation de la statuaire antique. Les statues d’apôtres, les draperies ont un tour romain qui étonne : on croit voir une assemblée de consuls, de vestales. Les scènes de martyre placées dans les tympans surprennent par leur retenue, par la mesure exquise du geste et de l’expression. On pense, devant ces figurines, à l’adage grec : « Rien de trop. » Mais un second caractère, bien différent du premier, apparaît dans d’autres morceaux, véritables « scènes de genre, » tableaux de la vie

  1. En réalité, le transept Nord n’a que deux portes (porte du Christ et porte des Saints) ; la troisième, murée jusqu’à ces dernières années, était une porte privée donnant accès au cloître du chapitre. Sa décoration toute particulière ne se rattache à rien de connu dans l’école de Reims ; elle semble, comme l’a supposé Mlle Louise Pillion, provenir de l’enfeu de quelque tombe ecclésiastique. — Du portail primitif, ou plutôt de l’ancien projet de Jean d’Orbais, il ne subsiste en place, à la façade occidentale, que six des statues archaïques de prophètes qui devaient accompagner, dans le plan original, la figure, de la Vierge, et qui aujourd’hui font vis-à-vis à six figures de saints. La Vierge a disparu. Il est impossible de dire pourquoi ces statues extrêmement barbares et primitives se trouvent là, à côté de statues d’une époque raffinée, ce que sont devenues les six autres qui devaient compléter la série de prophètes, etc. C’est là une de ces énigmes, probablement insolubles, qui font dire à M. Emile Mâle qu’il y a, à Reims, beaucoup d’inexpliqué.