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avait donné la flamme, ce vague reflet d’aurore imprégné dans la pierre et qui lui faisait une couleur vivante comme celle de la chair ? Rien n’était plus extraordinaire que le sublime vaisseau de gloire dominant le désastre de la ville écrasée. Tout était calme sur le parvis, mais les batteries lointaines ne se taisaient ni jour ni nuit et la voix du canon résonnait sous les voûtes, faisait tressaillir le silence spacieux de la merveille, l’immense nef solennelle et vide dans son prodigieux veuvage. L’écho agitait légèrement les panneaux d’azur des verrières et poussait entre les piliers une plainte confuse, pareille au murmure d’une cloche qui n’a plus que les vents pour sonneurs. Le soleil qui se glissait entre les colonnades, parcourant à pas muets le sanctuaire désert, semblait le seul habitant du prodige inanimé, sans but, où manquait la petite lampe qui annonce la présence divine. Le chef-d’œuvre à l’abandon ne paraissait plus qu’un fragment de la nature sauvage, comme un corps qui rend à la terre ses éléments et rentre dans le cours des métamorphoses de l’univers : et cela saisissait comme le sentiment d’une profanation. Le grand crime était là, muet, comme un témoin accusant son bourreau par toutes ses blessures. Et, quoique la journée lut tranquille, quoique les obus épargnassent alors la cathédrale, le cœur se serrait à l’idée d’une trêve si précaire : on tremblait de nouvelles menaces imminentes. Et l’on se retirait attristé au spectacle de ce grand otage sans défense, placé parle hasard au bord de la bataille, comme un joyau sans prix enchâssé dans un rempart ; on pensait à tout ce passé de la France royale, imprudemment jeté aux avant-postes de la guerre, — gloire et orgueil d’hier, devenus le tourment et le cher souci de la patrie.

D’autres diront un jour le forfait, l’agonie[1]. D’autres

  1. La Cathédrale de Reims, un crime allemand, par M. l’abbé Landrieux, curé de la cathédrale, 1 vol. 8°, en préparation, illustré. — Reims pendant la guerre, par M. Max Sainsaulieu, architecte de la cathédrale (plaquette, in-4. illustrée). Ces deux ouvrages à paraître chez H. Laurens. On peut consulter en attendant l’article de P. Clemen, dont une phrase sert d’épigraphe à cette étude, traduction et notes de M. Louis Dimier, dans la Correspondance historique de janvier-décembre 1915. Voir aussi les rapports officiels publiés dans la brochure, Les Allemands destructeurs des trésors du passé, Paris, Hachette, 1915 (lire notamment les témoignages de M. le général G. Rouquerol, qui commandait alors la place et le front de Reims).
    Les Allemands, pour se justifier, répandent périodiquement le bruit que les tours de la cathédrale servent d’observatoire (communiqué allemand du 13 mars1918). On a lu la protestation du cardinal Luçon (Journal des Débats, du 15 mars) et l’enquête si catégorique du colonel Feyler (Journal de Genève du 3 avril). L’agence Wolff riposte (dépêche du 28 mai en citant le nom d’un observateur : Edouard-Albert de Bondelli, officier d’artillerie, dans le civil « employé au Crédit Lyonnais. » Une enquête immédiate de la Gazette de Lausanne a montré que M. A.-E. de Bondelli, directeur au Crédit Lyonnais, est décédé en 1910, sans avoir jamais fait de service militaire.
    On sera édifié, après cela, de lire le document suivant : « 31 janvier 1915. — La batterie tire 19 obus (fusants et percutants) sur la cathédrale. Le clocher et la nef sont touchés à plusieurs reprises : dans la nef on observe un commencement d’incendie ; pas pu faire encore de grands dégâts matériels au clocher.
    « 2 février. — De 9 h. 30 à 10 à 30, tir sur la cathédrale, en particulier sur le clocher ; 29 shrapnels, dont 16 au but.
    « 25 février. — 21 obus sur la cathédrale. » (Carnet de tir d’une batterie de 150, cote 132.) C’est dommage que ce document concerne la cathédrale de Soissons : mais, moralement, il vaut pour Reims.