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A la tête de notre cavalcade, calme et souriant, le colonel Gherchelman, figure aristocratique, caractère créé pour cette dure guerre. Je chevauche tantôt à côté de lui, tantôt en tête-à-tête avec le général Reznikof. Suivent, deux par deux, une centaine de cavaliers. Nos vêtements sont en déroute, nos armes ne reluisent pas comme aux jours de parade, mais on a rarement vu au monde une semblable collection de bons cavaliers et de guerriers décidés. Tous ont brûlé leurs vaisseaux derrière eux. La plupart, officiers de la garde, gentilshommes et propriétaires, ruinés par la confiscation de leurs biens, se sont éperdument jetés dans l’aventure.

Aussi loin que porte le regard, rien, pas une maison, pas une grange, pas un arbre, rien que ces courtes herbes que les troupeaux broutent, et que, depuis la création du monde, aucun paysan n’a coupées. Nous suivons, tantôt au pas, tantôt au trot, les sillons que les paysans ont tracés au hasard, en tâtonnant dans cette immensité sans points de repère. Parfois se profile, dans le lointain, une verte coupole, un moulin, sur lequel bientôt se referment les lignes veloutées de l’horizon ; d’autres fois, surgissent de petits groupes de cavaliers que les regards d’acier de nos cavaliers ne quittent plus.

… Des traîneaux viennent dans notre direction. Ils ont esquissé un mouvement pour nous éviter, puis ils ont pris le parti de braver le danger. Bientôt nous distinguons des femmes en costumes clairs, des hommes en habits de fête, — quel contraste avec nos guenilles ! — et nous reconnaissons une noce. Sur un signe de la nouvelle mariée, fine diplomate, le mari descend du traîneau, et offre au colonel d’abord, à tous les autres ensuite, un verre de vin du pays. Notre sœur de charité, jeune fille noble, n’est pas oubliée. Le petit vin a fort bon goût : nous buvons tous à la santé et au bonheur futur des nouveaux mariés.

Et tout retombe dans le silence si lourd dans cette solitude et dans cette immensité ! Une sorte d’angoisse dont rien ne peut donner l’idée, nous étreint à voir, pendant des heures et des heures, toujours le même horizon, toujours la même route, où s’effacent à mesure les pas de nos chevaux et ne subsiste nulle trace de notre passage. Vers le soir, dans l’accablement de la fatigue, nous allons comme en rêve. Alors, pour réveiller nos esprits qui s’assoupissent, une voix s’élève, entonne une de