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de la grande bataille séculaire qui n’est point encore terminée, où lui-même s’est jeté de toute sa personne, et dont l’issue incertaine l’agite et l’enfièvre. Comment cet âpre lutteur, violent jusqu’à la brutalité parfois et jusqu’à l’injustice, pourrait-il être le spectateur paisible, le dilettante indifférent qu’on a voulu voir en lui ?


III

On nous dira peut-être qu’il y a entre lui et les Voltaire ou les Victor Hugo une différence capitale : ceux-ci croyaient au progrès ; la lutte, pour eux, avait un sens, puisqu’elle devait avoir un résultat favorable ; leur optimisme justifiait leur ardeur combative, au lieu qu’un désabusé comme Leconte de Lisle, un chantre du néant, ne peut pas s’attacher d’une étreinte bien solide à ce qu’il sait illusoire. Nous voici donc ramenés à la délicate question du pessimisme ou du nihilisme de Leconte de Lisle. Peut-être n’est-elle pas aussi simple qu’on le croit d’ordinaire.

À coup sûr, il serait enfantin de contester que son œuvre porte la marque d’une puissante, d’une terrible inspiration pessimiste. Aucun poète parmi nous n’a plus rudement dénoncé les cruautés de la destinée, les tortures du désir, les mensonges de l’espérance, l’indifférence superbe de la nature ; aucun n’a, d’un plus vif élan, appelé l’anéantissement total :

Ô lugubres troupeaux des morts, je vous envie…

Tu te tairas, ô voix sinistre des vivants…

Ton enfer va s’éteindre, et la noire marée
Va te verser l’oubli de son ombre sacrée…

Que ne puis-je finir le songe de ma vie !…

Comme un Dieu plein d’ennui qui déserte l’autel,
Rentre et disperse-toi dans l’immense matière.

Tant de cris furieux, tant de lamentations découragées, qui nous reviennent invinciblement à la mémoire aux minutes sombres, disent assez quelle défiance, quel dégoût, quelle haine l’auteur de Fiat nox a eus pour la vie.

Mais il s’en faut que le pessimisme ait été primitif chez lui, il s’en faut même qu’il ait été définitif. Sa conception des choses