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avez, lui disait l’auteur de la Dame aux Camélias, immolé en vous l’émotion personnelle, vaincu la passion, anéanti la sensation, étouffé le sentiment. Vous avez voulu, dans votre œuvre, que tout ce qui est de l’humain vous restât étranger-Impassible, brillant et inaltérable comme l’antique miroir d’argent poli, vous avez vu passer et vous avez reflété tels quels les mondes, les faits, les âges, les choses extérieures. »

Que Dumas, lancé à corps perdu dans le torrent des polémiques contemporaines, ait été l’homme le moins fait pour goûter cet art hautain et comme volontairement réservé, cela n’a rien de très surprenant ; mais aujourd’hui il faudrait plaindre ceux qui ne sauraient pas sentir ce qu’il y a de vie frémissante sous la fierté discrète des Poèmes antiques : ce serait signe qu’ils ne reconnaissent de personnalité que celle qui s’étale et de passion que celle qui bavarde, qu’ils confondent les richesses profondes de l’âme avec les exubérances extérieures de la sensiblerie. Leconte de Lisle s’est à dessein interdit celles-ci, mais, Dieu merci, il n’a pas ignoré celles-là.

Ce qu’il a condamné sans appel, c’est l’ostentation complaisante des aventures individuelles, le « gémissement continu » de l’élégiaque sur soi-même. Il l’a proscrit, notons-le bien, plus peut-être par souci de dignité morale que par scrupule esthétique, plus en stoïcien qu’en parnassien. « Il y a, écrivait-il en 1852, dans l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères, une vanité et une profanation gratuites. » Et, dans son fameux sonnet des Montreurs, c’est au nom du même idéal moral et littéraire à la fois qu’il refusait de se livrer à la foule.

Mais quoi ! n’y a-t-il donc rien d’intermédiaire entre la loquacité égoïste des « Confessions, » à la manière de Rousseau ou de Musset, et la contemplation inerte et froide ? N’existe-t-il pas des sentiments qui, pour n’être pas strictement personnels, n’en sont pas moins intenses, moins puissants, moins capables de remuer l’âme tout entière ? Le poète, en un mot, est-il condamné à se figer dans l’immobilité dès qu’il cesse de parler de lui ? Leconte de Lisle n’a jamais voulu l’admettre. Dès ses années de jeunesse, il s’est aperçu que de plus en plus il se détachait des individus « pour agir et pour vivre par la pensée avec la masse seulement. » Par un vieux reste de préjugé romantique, il se l’est reproché un instant : « Je m’efface, je