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mieux dans sa manière. Donc, il lança d’un élan furieux à la descente sa division tout entière, chargeant lui-même à la tête de ses hommes. Arrivé dans la vallée, il s’y trouva réduit à ses seules forces et fut écrasé par un ennemi vingt fois supérieur en nombre.

Mais tel était alors, dans l’armée russe, le respect traditionnel pour la bravoure individuelle, qu’on pardonna ses insuccès et ses désobéissances à ce brave des braves. Sa division fut rattachée à la 3e armée qui dut subir près de Gorlitza le terrible choc des armées de Mackensen. Le front fut sur le point d’être rompu, et on ordonna la retraite générale. Encore une fois, Kornilof refusa d’obéir. En vain le commandant du corps d’armée lui téléphona à cinq reprises de battre en retraite. Ne doutant pas qu’il pourrait, à lui seul, rétablir la situation, il attaqua. Ce fut un désastre. Des éléments isolés de sa division purent se sauver et rejoindre l’armée. Lui-même, avec la presque totalité, tomba aux mains de l’ennemi.

Il refusa de donner sa parole, — et il s’évada.

À son retour en Russie, on lui fit une ovation. L’Empereur s’intéressa personnellement à lui, et confia un corps d’armée à ce général d’une témérité splendide.

Kornilof est un Cosaque de Sibérie, c’est-à-dire un républicain-né. Il m’a maintes fois répété qu’il considérait la république comme la forme supérieure du gouvernement, et la royauté ou l’empire comme des formes transitoires, à l’usage des nations qui ne savent pas encore se gouverner elles-mêmes. Quand la révolution éclata, il fut le premier, même avant Broussilof, à manifester ses sympathies pour le nouveau régime. Nommé par Kerensky gouverneur de Petrograd, il lui fut impossible de coopérer longtemps avec le Soviet et les soldats. Il posa des conditions qui ne furent point acceptées, et donna sa démission : le gouvernement provisoire lui conféra le commandement de la 8e armée que Broussilof venait de quitter.

Une des très curieuses séries de hasards, dont la révolution russe abonde, et dont on soupçonne qu’elles obéissent à une loi cachée, a voulu que Broussilof ait été suivi dans toutes les phases de sa carrière par sa vivante antithèse : Kornilof. Le souple temporisateur Broussilof retenait l’armée et la nation qui couraient aux abîmes : Kornilof précipita leur chute par une manœuvre politique mal conçue et une conspiration militaire