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celui-ci est un propriétaire du Couban, qui avait grade de khorounji[1] dans l’ancienne armée.

Plus tard, un voyageur en civil m’offre une chaise et me fait toute sorte de politesses. La conversation s’engage : j’apprends que lui et ses quatre compagnons, dispersés dans la salle, se rendent également à Rostof.

Et puis partout, se mêlant à la foule et gardant, pour ne pas se trahir, un silence prudent, des figures qu’on reconnaît immédiatement pour être celles d’officiers ou d’élèves d’écoles militaires, qui cachent sous des barbes d’une semaine, sous des chevelures négligées et des vêtements râpés, une identité à laquelle l’observateur ne peut se méprendre.

Le soir, je me trouve en présence du général Lech. Je l’avais rencontré, en 1915, chez Broussilof, quand il commandait encore la 3e armée. Je revois un vieillard brisé corps et âme. Ses soldats l’ont obligé à faire pour eux les bas ouvrages, peler les pommes de terre, etc. Il se retire dans une petite maison du Caucase, qu’il espère retrouver intacte, pour y terminer ses jours. C’est un homme qui a perdu jusqu’au goût de vivre, un homme fini.

Ainsi, pendant toute la durée du voyage, nous évitons d’engager des conversations, afin de ne pas éveiller les soupçons, et c’est pour nous un plaisir subtil de nous jeter quelques mots au passage dans le couloir, presque sans nous regarder. Partout des écouteurs aux aguets, partout des agents provocateurs, prêts à saisir l’occasion d’une parole, le prétexte d’un geste. Mes compagnons sont bien forcés de laisser passer les plus fortes insolences sans rien dire. Moi, en ma qualité d’étranger, je suis libre. Comme j’ai déjà été arrêté onze fois sur le front par les « camarades » pour des répliques un peu vives, je m’étais promis de me tenir tranquille. Mais il arrive une minute où on n’en peut plus ; j’éclate ; je leur crie : « Que leur armée, — comme il leur plaît de l’appeler, — n’est qu’une bande ; qu’ils sont un troupeau asiatique indigne de la liberté ; qu’ils sont les seuls soldats au monde qui reculent devant un ennemi huit fois moins nombreux ; qu’aucun autre soldat au monde, à quelque nationalité qu’il appartienne, ne vendrait, comme eux, ses chevaux et ses canons à l’ennemi, etc. »

  1. Sous-lieutenant de Cosaques.