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Partout dans la bouche des petites gens je recueille cette phrase : « Jamais nous n’avons été aussi peu libres que maintenant. »


PÈLERINAGE POUR ROSTOF

19 janvier/1er février. On prétend ici que je ne pourrai pas atteindre Rostof, parce que la ville, accessible de trois côtés, est attaquée par le Nord (front de Zwéréwo) et par l’Ouest (front de Taganrog) et menacée à l’Est (stations de Tikhoretskaya et Torgowaya).

Mais je refuse de rebrousser chemin, et recommence mon pèlerinage dans les trains bondés et sales. J’arrive à Sinélnikovo dans la nuit du 20 : après une nuit passée sans dormir dans la gare, où les soldats couchent jusque sur les tables et sur le buffet, je pars l’après-midi et descends la nuit suivante à Iasinowataya. Le 21, de bon matin, je repars pour Kripitchnaya, et y prends un train de marchandises pour Khartsyskaïa, dans la direction de Rostof. Nous sommes maintenant à 150 kilomètres de Rostof, mais on se bat sur le chemin de fer Nord de Taganrog, à Mathweiev-Kourgan, et il faut couper vers le Nord.

Le 22, après-midi, je pars pour le Nord, et arrive le 23 dans la matinée à Koupiansk. Il faut essayer de remonter à Liski et de descendre de là à Nowo-Tcherkask.

Quand, vers la soirée, le train entre en gare, une marée humaine envahit les wagons. Debout dans le couloir, serré à perdre haleine, je suis près de défaillir, — et les « camarades » entrent toujours ! Un soldat, qui n’a pu passer par la porte, brise la fenêtre à coups de crosse, grimpe sur nos épaules, marche sur nos têtes, chemine sur nos épaules, jusqu’à un coin où il se laisse glisser entre nos jambes. L’odeur devient tellement irrespirable que je prends le parti de m’enfuir. J’aime mieux rester toute la nuit dehors par un froid de huit degrés, enveloppé d’une couverture, debout dans le vent et la neige.

J’arrive à Liski le 24 au matin, mais on se bat à Zwérewo et il faut donc essayer de passer par Tzaritzine et le chemin de fer du Caucase. Les employés, avec cette morgue de l’homme du peuple qui porte uniforme, me traitent de fou. Mais je ne renoncerai pas avant échec complet : je continue.

Le 25, à Poworino, j’ai quatorze heures d’attente dans une