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« contre-révolutionnaires » et « bourgeois. » Nous prévoyons que le voyage ne se passera pas sans accident.

En effet, le matin suivant, de très bonne heure, notre wagon s’arrête dans une petite gare, où on le décroche : nous avons juste le temps de jeter nos bagages dans un fourgon qui continue de rouler.

Dans la gare, une quarantaine de personnes étendues sur le plancher ou assises sur leurs valises et leurs sacs : un médecin militaire sans pattes d’épaule, des soldats, des Cosaques, des paysans, dans un coin quelques femmes qui essayent de dormir, et, çà et là, effacés, silencieux, dissimulés sous des manteaux de soldat, mais reconnaissables à la finesse des traits et aux soins de la personne, des officiers qui se rendent à l’armée de Kornilof.

Un silence se fait à mon entrée : il y a là de furieux démocrates à qui je n’ai pas l’heur de plaire. Je décline ma qualité d’étranger : elle les rassure un peu. D’ailleurs, ils m’ont bientôt oublié et je puis, tout à mon aise, observer et écouter.

Un vieux Cosaque interpelle un soldat révolutionnaire :

— Que vous êtes donc stupides ! Vous ne voulez pas vous battre contre les Allemands. Bien ! Et maintenant vous risquez de tomber sous les balles de vos frères. Qu’est-ce que vous y gagnez ? Cela ne valait vraiment pas la peine de quitter le front !

— La liberté l’exigeait, camarade !

— Et personne ne travaille plus : cela promet une jolie moisson pour cette année ! Vous ne faites que manger et boire, paresseux que vous êtes ! Vous devriez retourner chez vous et travailler à la terre.

— Non, je ne veux ni retourner ni travailler à la terre. J’ai travaillé aux champs toute ma vie ; ensuite je me suis battu pendant trois ans et demi : j’en ai assez de gratter le sol et de faire la guerre. (S’adressant à moi : ) Je veux être écrivain !

Un autre soldat révolutionnaire, le visage hostile, interroge le médecin :

— Combien gagnes-tu par mois, camarade ?

— Quatre cents roubles, camarade.

— Comment, quatre cents roubles ? Et moi qui n’en gagne que vingt ! C’est scandaleux.

En dépit de la nuit qui tombe, les conversations continuent. Tout ce monde s’excite en parlant. Ce sont tous soldats qui