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explication vaut peu, mais nulle autre ne vaut quelque chose. Il suffit parfois d’un fil bien léger pour grouper en un faisceau résistant les forces éparses de notre nature et les circonstances multiples de notre fortune ; mais quand ce fil vient à manquer, la gerbe des chances heureuses se dénoue et l’on se trouve, seul, les mains vides.

Une autre énigme, encore mal éclaircie par l’histoire, c’est l’explosion de joie haineuse qui secoua toute l’Italie à la chute du More. Des courriers sillonnèrent la Péninsule, porteurs de dépêches enthousiastes. Home, Venise, Naples et bien d’autres villes illuminèrent. A Venise, où nous avons vu comment on avait reçu Béatrice, la populace chantait :


Ora il Moro fa la danza
Viva Marco e’I re di Franza !


Du seul point de vue de l’intérêt, on ne peut l’expliquer, car si le More menaçait, la France était un ennemi bien plus redoutable. Du point de vue de la Justice et du Droit, ce n’est guère plus clair. Les sanglants griefs invoqués contre lui, c’est-à-dire l’usurpation du trône de Milan sur son neveu et l’appel à l’Etranger, pouvaient être des prétextes à la haine : ce n’étaient pas des raisons, Pour l’usurpation, en effet, il pouvait plaider non coupable. Les princes auxquels il avait ôté le pouvoir tenaient aux honneurs du pouvoir et à ses plaisirs, mais non à ses charges, ni à ses responsabilités. En gouvernant effectivement, sans les frustrer de leurs litres, il les a déchargés d’un fardeau plutôt que privés d’un office. Quant au prétendu assassinat de son neveu, Gian Galeazzo, qu’il aurait, disait-on, fait empoisonner pour prendre son titre, on n’y croyait guère alors, non plus qu’on n’y peut croire aujourd’hui. Tout dément cette hypothèse. En tout cas, ce grief remontait déjà à six ans, lors de la chute du More. Pendant six ans, les rois étrangers et les potentats italiens lui avaient fait bon visage, et c’eût été d’un pharisaïsme bien outrecuidant, chez des gens vraiment épris du Droit, que de le tenir innocent de ce crime, tant qu’il demeura « l’Enfant de la Fortune, » et de ne s’être avisés qu’il en était coupable que le jour où il fut malheureux. Là, encore, les raisons alléguées par ses ennemis ne sont que des prétextes.

Son crime vrai, son crime indéniable fut d’avoir appelé