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Venise pour intendant, et le roi de France pour courrier. » Il se fait représenter, sur les murs du Castello, auprès d’une figure allégorique de l’Italie : une femme dont la tête, les épaules et le manteau portent les principales villes de la Péninsule. Lui, le More, armé d’une balayette, la scopetta, symbole tiré de ses armoiries, la promène sur le manteau de l’Italie, pour en brosser la poussière. Per Italia îiettar dogni bruttura, dit la légende. Enfin, il ne s’explique jamais clairement sur les limites de ses ambitions. Est-ce l’Italie du Nord qu’il convoite ? Est-ce toute l’Italie ? On ne sait. Il alarme ainsi un à un tous ses voisins et les détache de lui.

De même, sa vanité gâte sa courtoisie. Homme d’esprit, il n’échappe pas au principal défaut des gens d’esprit, qui est de le montrer. Quand Pierre de Médicis, qui s’est longtemps opposé à la venue de Charles VIII en Italie, se voit contraint de venir à résipiscence et arrive à sa cour, il dit à Ludovic : « Monsieur, je suis allé au-devant de vous ; mais il faut que vous vous soyez égaré, car j’ai eu le malheur de ne point vous rencontrer. — Il est certain, répond Ludovic, que l’un de nous deux s’est égaré, mais n’est-ce point vous ? » En lui faisant sentir ainsi son tort de n’avoir point voulu suivre ses conseils, il se vengeait du Médicis, mais, en même temps il se l’aliénait bien gratuitement. Ce n’est pas seulement trop d’esprit qu’il mettait dans les affaires de l’Etat : il y mettait aussi trop de sentiment. Il avait une vive affection pour le jeune Galeazzo de San Sève ri no, qui avait épousé sa fille naturelle Bianca. Ce Galeazzo était un soldat héroïque, mais un détestable général. En lui donnant la préférence sur Trivulce, le meilleur tacticien du temps, le More se fit de ce dernier un ennemi à la fois irréconciliable et avisé. De même, son goût pour Isabelle d’Este l’emporta sur ses intérêts, le jour où il accorda une confiance excessive au marquis Gonzague, qui ne la méritait pas.

Par ces exemples et par bien d’autres, on voit que le More ne fut pas l’homme d’Etat impeccable que ses flatteurs louaient en lui. Mais tous ses défauts, dont il fut toujours affligé et qui louaient à sa nature même, ne lui ont nui en rien tant que vécut Béatrice d’Este. Pourquoi, dès qu’elle ne fut plus là, déchaînèrent-ils la catastrophe ? C’est là qu’est le mystère et c’est pour l’expliquer qu’on a recours à l’idée du « fétiche. » Cette