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et précieuse à voir. Il y avait soixante-six sancti d’argent le long des murs de cette chambre, tout autour, avec trois ou quatre belles croix, chargées de pierreries. Puis, l’Annonciation et le Couronnement, de Notre-Dame avec grand ornement d’anges et d’autres saints, ce qui n’était pas la moindre belle chose des susdites. Il y avait enfin à terre, dans un coin de la salle, tant de monnaies d’argent, en tas, qu’un chevreuil ne le sauterait pas, et de toutes sortes de monnaies. Il y avait aussi des candélabres d’argent, de la taille d’un homme ou peu s’en faut. Ensuite, fut ouvert le lieu où l’on tient les grosses pièces d’argent… Le tout fut estimé un million cinq cent mille ducats.


En valeur actuelle, environ soixante-cinq millions de francs. — Cette naïve ostentation nous découvre une autre des faiblesses du More, et qui lui furent les plus fatales : sa trop grande confiance en l’argent. Il est vrai que l’argent avait été le principal artisan de sa fortune. Il avait acheté l’investiture impériale du duché de Milan ; il avait acheté l’investiture de Gênes ; il a acheté les Suisses. Mais quand il s’est trouvé en présence de gens qui n’étaient pas à vendre, soit d’aventure, parce qu’ils étaient honnêtes, soit plutôt parce qu’ils étaient plus ambitieux que cupides, il est reste sot. Et comme il avait imprudemment décelé ses richesses, il a vu fondre sur lui, d’autant plus rapaces, les besogneux, les aigrefins et les faméliques, qui se jugèrent bien naïfs de se contenter d’un petit tribut, dès qu’ils entrevirent la chance de prendre tout. L’argent est une bonne arme, mais dont il faut se servir et non pas menacer, car il fait envie au lieu de faire peur et attire l’agresseur bien plus qu’il ne le tient en respect.

Pour vivre en sécurité au milieu de cette plaine milanaise, si accessible de tous côtés, il eût fallu ne faire envie à personne, ou faire peur à tout le monde : cacher soigneusement cette opulence ou avoir une forte armée nationale, manœuvrière, ne faisant qu’un avec son peuple et son chef, telle enfin qu’il la faut au jour du danger. Or, toute la politique du More était de se faire des alliances au lieu de se faire des armées et de compter sur des secours lointains et tardifs au lieu d’organiser, sur place, une défense immédiate. C’est à lui plus qu’à tout autre, évidemment, que s’applique la sentence de Machiavel : « Les alliances qui se font avec des Princes qui, à raison de la distance des lieux, peuvent difficilement nous secourir,… ont bien plus d’éclat que d’utilité véritable. » En