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pionniers des forêts inexplorées et défricheurs de la glèbe longtemps ingrate, ont conquis non seulement une vaste étendue de terres neuves, fécondées par leur labeur, mais aussi un surcroît de sécurité sociale, de dignité humaine et une solide garantie d’indépendance nationale. J’aperçois très clairement quelques-unes de ces pensées dans la fierté avec laquelle parle de son Kentucky natal ce jeune Américain, admis à prendre part aux événements qui vont décider de tout l’avenir de l’humanité. C’est dans une hutte du Kentucky, sous le toit d’un humble fermier, que naquit Abraham Lincoln. Et comment oublier, en ce qui nous concerne, que la découverte, la colonisation et le peuplement des rivages de l’Ohio et de tout le territoire dominé par les Montagnes Bleues, fut principalement l’œuvre des précurseurs français qui, sous la conduite de Robert Cavelier, sieur de La Salle, ont tracé dans ces parages, malgré l’enchevêtrement des flancs et des ronces, les routes qui maintenant mènent les voyageurs aux cités populeuses de Louisville, de Lexington et de Richmond ?

Un Anglais, Lord Bryce, qui connaît bien les Américains, a finement analysé le mélange d’humour qui donne tant de saveur à l’esprit de ce peuple, aussi enclin aux graves résolutions que prédisposé aux propos plaisants. La vérité de cette observation m’apparaît dans la conclusion que le soldat du Kentucky donne à notre entretien, en présence du vétéran qui le considère avec une expression de bonté toute paternelle. Il rassemble ce qu’il peut savoir de français, et s’écrie joyeusement :

— Au Kentucky, on trouve bon froment, belles fleurs, jolies femmes !

Là-dessus, il rit d’un large rire juvénile qui découvre la double rangée de ses dents blanches. Le médaillé de 1870 rit dans sa moustache grise. Deux ou trois ménagères du voisinage prennent part, avec leurs mioches, à l’hilarité générale…

A la grille du château est arboré un fanion de couleur écarlate, semé de deux étoiles d’argent. C’est signe que le quartier général d’une division américaine est établi dans cette élégante et spacieuse demeure, construite au XVIIIe siècle, sur une terrasse qui domine la plaine ondulée de la Marne, par quelque magistrat citadin épris des attraits de la campagne et curieux peut-être de lire à loisir, pendant la belle saison, sous les