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même temps que son aide économique. Le désarroi de nos ennemis a été tel, à certaines périodes critiques, qu’ils ont tenu ces propos invraisemblables. Mais ils ajoutaient aussi : « Votre gouvernement ne s’occupe pas de vous autres, Français des pays occupés ! Voyez : il envoie des troupes à Salonique, il oublie les Ardennes ! »

Sans doute, après la guerre, les avocats du Kaiser prétendront qu’ils n’ont fondé aucun espoir réel sur la Gazette des Ardennes. Ils présenteront la création de cette feuille comme une tentative intéressant seulement quelques écrivains, professionnels du journalisme, et résolus à ne s’adresser en somme qu’aux éléments allemands, venus dans les régions envahies à la suite des armées d’invasion. Mais, en dehors des textes que nous venons de citer, d’autres faits montrent bien que le journal rédigé à Charleville a eu pour objet d’amener à l’Allemagne, non seulement les masses populaires, mais encore l’élite intellectuelle des pays occupés. Pour celle-ci, la Gazette des Ardennes avait des articles spéciaux où l’on s’occupait de Raspoutine, de G. d’Annunzio, et de l’histoire de Jeanne d’Arc. Le 12 mai 1916, 1e centenaire de Shakespeare fournissait une occasion imprévue d’établir en toutes choses la suprématie teutonne, sous prétexte d’intéresser les amis du « grand Will : »


A l’occasion du troisième centenaire de Shakespeare, deux télégrammes viennent d’être échangés entre M. Poincaré, président de la République française, et S. M. le roi d’Angleterre.

D’Allemagne, il n’est venu aucun télégramme. Mais le peuple allemand a la calme et profonde certitude d’avoir célébré la fête de Shakespeare avec un recueillement et une compréhension autrement sérieux qu’en France, voire qu’en Angleterre ! Il n’a pas attendu, pour le faire, cette occasion unique qui servit à M. Poincaré de prétexte pour envoyer un télégramme de dévotion à l’Allié.

Depuis des dizaines d’années, l’Allemagne intellectuelle ne cesse de fêter Shakespeare. Et le culte qu’elle a voué au grand génie dramatique contraste singulièrement avec la façon superficielle dont l’Angleterre, de nos jours, cultive le patrimoine de son plus grand poète.

En Allemagne, on l’a étudié, creusé, approfondi. Il y est devenu « poète national » au même titre que Gœthe et Schiller. On n’en a pas fait des éditions revues et abrégées pour « lecteurs pressés » comme certains en ont offert au public de langue anglaise ! Aux conceptions mélodramatiques du théâtre anglais, le théâtre allemand