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porte sur sa robe pékinée, jaune et bleu sombre, qu’on peut voir au musée Brera, — mais elle porte, tout au contraire, des zones horizontales de filet, placées en volants, sur la robe de son tombeau, qu’on peut voir à la Chartreuse de Pavie. Elle aimait donc mieux risquer un dessin malheureux que remettre deux fois la même robe, le ne le dis pas à son honneur de coquette ; je le dis à son honneur de modiste, — deux choses qu’il ne faut pas qu’on embrouille. Car la coquetterie, ou l’art de s’accommoder au mieux de sa beauté, conduirait la femme qui a trouvé ce mieux à mettre toujours la même toilette, et où irait-on alors ? Ce serait la ruine de la mode, la stagnation, l’enlizement, la fin de tout !

Les Dieux gardèrent Béatrice d’un penchant si funeste. Ils lui avaient donné, outre le génie de l’invention, l’audace qui ne recule devant aucune extravagance, quand il s’agit de se renouveler. En cela, d’ailleurs, elle était servie par les circonstances. Car, à cette époque et à Milan, la concurrence n’était pas libre. Le législateur, dans sa sagesse, réservait aux seules honnêtes femmes les toilettes tapageuses et ridicules. Toute surcharge de bijoux et de broderies, les longues traînes, les crevés, les choses déchiquetées, trop ouvertes, voyantes, compliquées, étaient interdites aux courtisanes. Bien entendu, cela ne les empêchait pas de les porter, mais, en le faisant, elles paraissaient suivre l’exemple des honnêtes femmes au lieu de le leur donner, selon l’usage. Comme, avec cela, Béatrice était la plus riche des princesses régnantes, sauf peut-être la reine de France, et la plus dépensière, elle pouvait tout oser et osait tout. A Vigevano, en 1493, c’est-à-dire deux ans seulement après son mariage, elle avait déjà quatre-vingt-quatre-robes, sans compter toutes celles qu’elle avait laissées à Milan.

Sa garde-robe était si fastueuse que sa mère l’étant venue y voir « crut entrer dans un trésor d’église » rempli de chapes tissées comme on savait tisser en ce temps-là. Nous ne connaissons point ces quatre-vingt-quatre robes, ni les centaines qui suivirent, mais nous en savons assez, soit par les descriptions, soit par les portraits eux-mêmes, pour rendre hommage à son génie gaspilleur et sentir toute la valeur de la définition donnée d’elle par ses contemporains et digne d’être gravée sur son tombeau : Novarum vestium inventrix.

Ce n’est pas que le thèm e général de ses costumes soit très