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J’ai passé plusieurs jours dernièrement à la Chartreuse (de Pavie) que votre Excellence, je le sais, a visitée à votre dernier séjour ici. Et comme je ne trouvais pas que les stalles du chœur fussent en aucune façon convenables, ni égales en beauté au reste de l’édifice, j’y retournai avant-hier ; je les fis enlever et je donnai l’ordre que de nouvelles stalles fussent dessinées pour les remplacer. Et comme je m’en retournais, le duc et la duchesse et ma femme vinrent à ma rencontre et m’attaquèrent à l’improviste. Afin de me défendre, je répartis mes gens, dont la plupart étaient montés sur des mules, en trois escadrons et je chargeai l’ennemi en bon ordre, de sorte que ce fut un beau hourvari ! Ensuite, nous arrivâmes à la maison pour voir quelques jeunes gens courir la lance et, après cela, nous allâmes souper. Et comme ces illustres duchesses avaient mis dans leur tête de retourner à la Chartreuse, elles y revinrent hier matin et, lorsque l’heure de leur retour fut arrivée, je sortis pour aller à leur rencontre et je les trouvai toutes, les deux duchesses et leurs dames, déguisées en Turques. Ces costumes avaient été imaginés par ma femme qui les avait tous fait faire en une nuit ! Il paraît que lorsqu’elles commencèrent à travailler, hier, vers midi, la duchesse de Milan ne pouvait cacher sa surprise en voyant ma femme coudre avec autant de vigueur et d’énergie qu’une vieille femme. Alors ma femme lui dit que, quoi qu’elle fît, que ce fût jeu ou chose sérieuse, elle ne pouvait s’empêcher d’y mettre tout son cœur et de lâcher de le faire le mieux possible. Assurément, dans ce cas, elle a réussi parfaitement. L’adresse et la grâce avec lesquelles son idée fut réalisée m’ont donné un plaisir que je ne saurais décrire.


C’est un jeu assez naturel et parfois divertissant entre gens qui ont trouvé, dans leur berceau, la fortune, que se demander ce qu’ils feraient s’il leur fallait faire précisément quelque chose, c’est-à-dire un métier qui nourrisse son homme. Et plus d’un, à cette hypothèse d’une éventualité improbable et ridicule, est empêché de répondre. Béatrice d’Este eût répondu sur-le-champ : elle eût été modiste. Novarum vestium inventrix, dit d’elle un contemporain. Car elle était d’aiguille et avait les trois dons de la modiste : l’esprit inventif, le don du mouvement perpétuel et le génie de l’ornement coûteux. Je ne parle pas du goût, qui n’a rien à voir en cette affaire, car il est bien difficile que les incessantes variations de la mode soient toutes heureuses et l’on voit que celles de Béatrice ne l’étaient point. Par exemple, étant courte et bientôt grasse, il lui eût fallu toujours porter des dessins à lignes verticales, — et elle en