Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 47.djvu/500

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est ainsi que Ludovic le More laissait, là, Platon et Chalcondylas, pour faire piéger, par les paysans de Vigevano, les loups, renards, chats sauvages et autres bêtes puantes des environs, qu’il leur payait à raison d’un ducat par tête, puis il les faisait porter, en tapinois, dans la maison de l’ambassadeur de Ferrare, Trotti, poltron notoire et homme grave, détestant les facéties. On imagine la colère du diplomate en découvrant toute cette faune cachée dans les lits, grimpée sur les armoires, rencognée derrière les coffres, hurlant et mordant… Le séjour de Vigevano lui devient odieux. Il maudit cette villégiature de chasse et soupire après son logis de Milan. A Milan, du moins, il se croit en sûreté… Point. La nuit, les bêtes puantes, transportées dans des sacs, par des estafiers subtils, sont jetées pardessus le mur dans son jardin et y font grand carnage de volailles. La cour est aux anges. L’ambassadeur se barricade, renouvelle les serrures, se ferme à triple verrou : on simule des poursuites de police, des incendies, toutes sortes de stratagèmes pour introduire chez lui ce qui reste de diables velus dans les chenils du duc.

Enfin, Trotti se retire à Pavie où il tient de la munificence ducale une nouvelle maison, et il pend la crémaillère. Toute la Cour le suit. On avait, à cette époque, l’habitude de dresser la vaisselle d’argent sur un buffet, comme on le voit aux Noces de Cana, au Louvre, derrière la colonnade de gauche. On en profite pour dérober à l’amphitryon un plat d’argent qu’on va offrir de sa part à Béatrice. Le malheureux volé court le lui réclamer. Funeste inspiration ! Il est saisi à bras le corps par le duc et, ainsi immobilisé, il voit la petite duchesse s’approcher, plonger les mains dans son escarcelle et lui soutirer encore deux ducats d’or, dont elle fait largesse à la nièce de la maison, au milieu des éclats de toute la société, déclarant que, sans cette rançon, il ne reverra pas sa vaisselle, et elle s’en va, lui emportant encore son bonnet de soie, qu’elle ne lui rendra jamais ! Tout le monde se pâme el, comme on n’est pas égoïste, on exige que le malheureux ambassadeur en rende compte à son gouvernement, afin que la cour de Ferrare ait sa part du rire qui déploie les gorges princières à Milan.

Au milieu de ces enfantillages, le More découvre en sa femme, tout à coup, une travailleuse. Le 12 juin 1491, il écrit à Isabelle d’Este :