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même à l’oisellerie et y réussit : La mia consorte uccella tanto bene ch’ella me avanza, s’écrie Ludovic le More. Il rayonne de ses succès. Il commence à en devenir amoureux. « Elle m’est plus chère que la lumière du soleil, » écrit-il à la cour de Ferrare. L’entrain endiablé de cette gamine réchauffe le sévère et docte diplomate ; il lui passe toutes ses folies. Le voici qui écrit à Isabelle d’Este, de Milan, le 12 avril 1491 :


Je ne pourrais vous expliquer la millième partie des choses qui font et des divertissements auxquels se livrent la duchesse de Milan et ma femme : faire galoper leurs chevaux à bride abattue, et courir après leurs dames et les faire tomber de cheval. Et maintenant qu’elles sont à Milan, elles ont imaginé, hier qu’il pleuvait, d’aller toutes deux, avec quatre ou six de leurs dames, par la ville, à pied, avec des linges sur la tête en guise de coiffure, pour acheter des provisions. Et comme ce n’est pas l’habitude, ici, de s’en aller avec des linges sur la tête, il parait que quelques commères firent des remarques désobligeantes ; sur quoi ma femme prit feu et commença à riposter du même ton, si bien qu’elles crurent en venir aux mains. Puis elles sont revenues à la maison toutes crottées et éreintées, ce qu’il faisait beau voir ! Je crois que quand Votre Excellence sera ici, elles iront avec encore plus de courage, car elles vous auront auprès d’elles, vous qui êtes brave, et si quelqu’une se hasarde à leur dire des vilenies, Votre Excellence les défendra toutes et leur donnera une leçon. Votre frère affectionné. — LODOVICO.


Auprès de sa jeune femme, le grand homme prenait, lui aussi, le goût des récréations burlesques. Ceux qui se l’imaginent sans cesse courbé sur des devis avec Léonard ou, dans les conseils, gourmandant les ambassadeurs français sur leur trop de bavardise, se font de Ludovic le More une image très incomplète. Ces gens de la Renaissance nous sont connus surtout par les traits qui les distinguent de leurs devanciers, par leur apport nouveau à la civilisation ; — et l’on a raison de les montrer ainsi, car ce qu’il y a de plus pressant à noter, dans un temps ou dans un homme, c’est ce en quoi il diffère des autres. Mais il s’en faut que ces traits soient les seuls. D’autres y persistaient, des époques de barbarie, et de même que la foi du moyen âge était fort peu entamée par ce qu’on appelle le « paganisme de la Renaissance, » de même le goût des grosses farces et des lourdes brimades coexistait fort bien avec les curiosités nouvelles et les subtils raffinements de l’esprit.