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pour exclusive des autres, et les savants prononceraient avec l’assurance qu’ils ont toutes les fois qu’ils ne possèdent qu’un seul document. Malheureusement pour eux, et par bonheur pour l’artiste, le symbole de Ludovic le More est un Protée décoratif.

De même, ses armoiries, emblèmes ou devises. Il en avait pour toutes les circonstances, les plus contradictoires, de sa vie. La plupart lui venaient de ses ancêtres les Sforza, ou bien des Visconti, et lorsqu’un événement de sa propre histoire s’ajustait à quelqu’un d’eux, il donnait à celui-ci la préférence. Quand on lève les yeux vers les voûtes du Castello de Milan (rebâties, mais scrupuleusement décorées de motifs sforzesques) ou quand on les abaisse sur les missels de la collection Trivulce, on aperçoit, à profusion, ces symboles : des colombes volant dans des rosaces de flamme ; des vipères repliées en « serpents de paroisse, » qui engloutissent un petit enfant ; des aigles impériales aux ailes écartelées et aplaties ; un lion aveuglé par un casque et un cimier ; des tisons enflammés d’où pendent des seaux ; une balayette ou scopetta étalée comme un éventail renversé ; un caducée ; un bras qui se lève armé d’une hache pour frapper quelque tronc d’arbre ; un chien attaché à un pin ; un nœud formé d’un linge aux bouts retombants ; enfin des ondes… Que de présages ! Que de significations diverses ! Que de problèmes à creuser et à résoudre ! Si la petite Béatrice s’était avisée d’aller chercher, dans ces emblèmes, les secrètes pensées de son futur mari, nul doute qu’elle se fût perdue, comme nous nous perdons, dans ce labyrinthe ornemental. Mais elle ne s’en souciait guère. Ce sont les érudits qui ont de ces curiosités. Il semble bien que son seul souci, le jour de son mariage, fut que sa robe de brocart blanc allât bien et de ne pas se geler le bout du nez.

Car le mariage eut lieu pendant le terrible hiver 1490-1491. Le Pô était gelé ; on le remontait en traîneau. Le cortège glissa, parmi les plaines de la Lombardie, comme une noce de Hollande. La bénédiction fut donnée à Pavie, l’ancienne capitale des rois Lombards, le 17 janvier, « jour de Mars très propre à provoquer la naissance d’un fils, » selon les meilleurs astrologues du temps. Toute la campagne endormie sous la neige, les fontaines et les rivières sous la glace, un grand voile blanc étendu sur la terre et les eaux et les toits même de la