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tête première dans l’aventure. » Mais Ludovic le More n’était pas homme à tirer sa barrette sur ses yeux, quoi qu’il fit : il raisonnait fort ses moindres gestes, et ce petit buste lui paraissait peut-être une inquiétante énigme.

De son côté à elle, quelle perspective ! Elle allait régner de fait, sinon en titre, sur le plus bel État d’Italie, sur un des plus riches du monde ! L’État de Milan produisait un revenu de trente millions, dix fois celui de Mantoue, somme énorme pour l’époque, et ses revenus personnels allaient s’élever à près de 114 000 francs, — ce qui représentait une fortune royale, si l’on tient compte de la puissance d’acquisition que l’argent avait alors. Elle n’allait pas régner en titre, parce que, son mari n’étant que régent, c’était sa cousine Isabelle d’Aragon, mariée depuis peu à Gian Galeazzo Sforza, qui, seule, pouvait être qualifiée duchesse de Milan. Mais le jeune duc, tout à ses plaisirs, laissait très volontiers la première place à son oncle Ludovic le More.

C’était donc une autre cour souveraine, et peut-être la plus brillante des deux, que Béatrice devrait présider à côté de sa cousine devenue sa nièce, dans le même Castello, élégant et formidable échiquier de palais et de cortiles, défendu par tout un réseau de fossés, avec 62 ponts-levis, par 500 gardes et 1 800 machines de guerre, embelli par les artistes et les artisans du monde entier, rempli de trésors, animé par le va-et-vient d’une population de 800 courtisans et gens de service, depuis les secrétaires d’État, les coadjuteurs, les trésoriers, les chapelains, les registratori, les gardiens des archives, jusqu’aux portiers ou huissiers, les nombreux camériers du service d’honneur, 40 camériers attachés à la personne du Duc, 10 camériers adjoints, 10 sous-camériers, 2 médecins, un apothicaire, des officiers des écuries, lesquelles contenaient 500 chevaux ou mules pour le service privé du Duc, des écuyers tranchants, des buffetiers, des économes, des apprêteurs de la table ou officiers de bouche, 33 chanteurs étrangers, « ultramontains, » enfin le personnel inférieur : guichetiers, cuisiniers, mitrons, barbiers, tailleurs, cordonniers, 12 palefreniers, des stambecchini ou chasseurs, les fauconniers, les oiseleurs, les employés aux sauvagines, les trompettes, les porteurs de chaises ou de litières, les officiers « de l’assiette » et une nuée d’autres titulaires d’emplois dont nous n’avons plus