Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 47.djvu/491

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prudemment. Qui peut dire ce qui se passait dans cette petite tête, tandis que le joueur de luth s’appliquait à reproduire ses traits enfantins ? Nous avons déchiffré les symboles de son corsage, mais il y a quelque chose de plus profond que ces symboles et de plus caché, ce que nous révélerait, si nous étions mieux instruits, la physiologie de ce visage. Laissons les mains coupées verser une poussière mystérieuse dans le calice d’une fleur inconnue, et tâchons de deviner ce qu’il y a dans cette tète, c’est-à-dire ce petit récipient à idées : quels espoirs, quelles craintes, quelles chimères, quelles volontés ?

Nous ne sommes pas les premiers qui nous posions cette question. Un homme se la posait dans les derniers jours de l’année 1490 : c’était Ludovic Sforza, dit « le More, » duc de Bari et régent des États de son neveu, le duc de Milan. Il allait épouser cette petite personne et, bien qu’à cette époque une princesse dût suivre aveuglément la raison d’État, — et de son mari, — le « More » était beaucoup trop circonspect pour ne pas se demander ce qu’elle serait, une fois mariée. Il avait quarante ans ; elle en avait quinze et demi, ce n’était qu’une enfant : la femme pourrait lui ménager des surprises. Il ne savait guère d’elle que ceci, la seule chose pour laquelle il l’épousât : qu’elle était la fille du duc de Ferrare. Il ne l’avait pas recherchée par amour : il ne l’avait pas recherchée du tout. Il avait demandé sa sœur Isabelle d’Este, d’un an plus âgée qu’elle. Malheureusement, la main d’Isabelle d’Este était promise, depuis peu, à l’homme le plus laid de l’Italie et le plus brave : le marquis Gonzague. Il s’était donc contenté de la cadette qui avait alors cinq ans, et en avait attendu dix. Telles étaient souvent les fiançailles des princesses de ce temps. Il pouvait arriver que, dès le berceau, leur nourrice leur désignât leur mari, en même temps que leur père et mère, sous les espèces d’un personnage âgé, grave et grondeur. Elles grandissaient dans cette foi qu’il n’y en avait pas un autre possible au monde, et se mariaient sans risquer jamais de confusion entre l’amour et le mariage.

« Trois choses sont difficiles, avait coutume de dire le père de Ludovic le More, le grand Francesco Sforza : acheter un bon melon, choisir un bon cheval, prendre une bonne épouse. Quand l’homme veut faire une de ces trois choses, il doit se recommander à Dieu, tirer sa barrette sur ses yeux et se jeter