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Mais, au fait, qui est cet artiste ? Là, aussi, on a discuté. Le buste étant admirable, de facture fort particulière et sans attribution précise, Courajod voulait le restituer à Léonard de Vinci, comme au Dieu à qui l’on doit tout rapporter de ce qu’on trouve de beau en ce monde. Les raisons qu’il en donnait étaient faibles et l’Histoire ne les a pas retenues. Le buste est d’un artiste, Pisan de naissance, Romain d’éducation, joueur de luth, chanteur et décorateur, homme de cœur et de lettres, mort jeune, qu’on eût stigmatisé de nos jours de titre d’ « amateur » ou d’ « homme du monde, » et qui figure dans les dialogues du Cortegiano. « Cet excellent maître, Johan Cristoforo, qui a sculpté le portrait de Votre Seigneurie en marbre, » écrit Isabelle d"Este à sa sœur Béatrice, en 1491, c’est-à-dire un ou deux ans après que ce buste a été exécuté. Il n’y a guère de doute que l’ouvrage désigné par la grande marquise soit, là, sous nos yeux.

Il porte la marque d’un esprit pénétrant, d’une main délicate et incisive. Il en porte encore une autre, qui n’est point d’un goût parfaitement pur. Prenez garde à ce que vous voyez sur le côté droit du corsage : il y a là une épingle de marbre si bien imitée, qu’on croit qu’on va pouvoir l’ôter, et, sur l’écharpe, il y a des soutaches à rendre jalouse une brodeuse. C’est une légère semence de mauvais goût, déjà déposée là, dès le XVe siècle, dans le terreau à chefs-d’œuvre, et qui germera, hélas ! Ce goût du trompe-l’œil, cette manie de la surcharge ornementale, est un goût bien italien. Aux grandes époques de l’art, il est maté par le génie, mars il existe, déjà, à l’état « larvé, » si l’on peut dire. Comme c’est un trait de race, il demeurera quand le génie aura passé, et alors il primera tout. Quand vous visitez le Campo Santo de Gênes et voyez le marbre découpé en broderies, divise en franges, effiloché en dentelles, feuilleté en volants, ou quand, sur les places publiques d’Italie, vous apercevez les héros du Risorgimento brandissant des revolvers, des baïonnettes ou d’autres mécaniques laborieusement découpées dans le carrare, rappelez-vous l’épingle de Béatrice d’Este…

A la vérité, c’est elle peut-être qui a mis, là, cette épingle, comme cette écharpe, et qui a voulu que l’artiste fît leur portrait pour la postérité. Tout est possible quand il s’agit d’exigences féminines, et le critique ne saurait s’avancer trop