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nous sommes des hommes, c’est-à-dire des êtres dominés par des impressions plus que par des raisonnements. Mais si on y réfléchit, on voit que nous devrions éprouver l’impression exactement contraire. Et cela est cause notamment, — et pour prendre un exemple récent, — que beaucoup plus de gens lors des raids de gothas sont morts de pneumonies contractées dans les caves que les bombes allemandes n’auraient pu en tuer si chacun était resté chez soi. Dans le monde vital comme dans le monde géologique en effet, les phénomènes fortuits et passagers, si grandioses soient-ils, ont beaucoup moins d’effets que ceux qui, d’une faible intensité, sont continus et durables. C’est pour cela que les torrents que les orages produisent dans les montagnes ont moins d’action sur l’érosion de la surface terrestre que les fleuves paisibles, mais permanents. Or, pareillement, au point de vue de la vie humaine, la guerre n’est qu’un torrent furieux et passager ; la tuberculose est un fleuve dont rien ne dévie le cours et qui se déverse éternellement dans l’Achéron.

Quelques chiffres seront à cet égard plus démonstratifs que tous les discours. Rien ne vaut ces jalons vigoureux, pour arpenter le champ d’un raisonnement, et ce n’est pas sans raison que le philosophe ancien s’écriait : Ἀεὶ ὁ θεὸς γεωμετρεῖ (Aei ho theos geômetrei), toujours Dieu mesure.

On peut calculer que la tuberculose a fait périr deux fois plus d’hommes au XVIIIe siècle et au XIXe siècle que toutes les guerres pourtant si nombreuses, — la quantité remplaçait alors la qualité, — de ces époques.

Mais même si l’on considère la terrible guerre actuelle, pourtant sans précédent par rapport au nombre d’hommes qu’elle a tués, un raisonnement simple va nous montrer que, même dans les pays les plus touchés par elle, la guerre est encore moins redoutable que la tuberculose.

En France, dans les années qui ont précédé la guerre, la mortalité moyenne par tuberculose, et spécialement par la tuberculose pulmonaire, qui en est de beaucoup la forme la plus répandue, a été d’environ 88 000 par an. En tenant compte des statistiques de mortalité moyenne, on peut donc calculer qu’à ce taux, environ quatre millions des Français vivant aujourd’hui sont condamnés à mourir de tuberculose. Qu’est à côté de cela, si douloureux soit-il, le nombre des Français qu’aura fait mourir la guerre ?

Ce chiffre, ce chiffre terriblement éloquent pose, avec plus de netteté que toutes les dissertations du monde, le problème qui se dressait hier, qui se dresse aujourd’hui, qui toujours agrandi se dressera