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vieux marronniers, est toujours debout, en face des parterres à la française, dans les jardins du Roi.

« C’était, a écrit M. Filon, le meilleur forban du monde qui vivait, jeune, quatre existences à la fois. Après le spectacle ou le bal, il rentrait chez lui, disait bonsoir à sa mère, entrait dans son cabinet où sa lampe était allumée, caressait ses chats et corrigeait ses épreuves. (Le secrétaire de M. d’Argout, le viveur, le mondain, et l’homme de lettres… voilà les quatre existences.) Et il trouvait encore le temps d’écrire à des petites filles inconnues, et d’aller boire de l’orangeade au sommet des tours Notre-Dame. »

Du jeune Mérimée dont parle ici A. Filon, du Prosper ami de Jacquemont et de Stapfer, secrétaire du comte d’Argout, je possède une longue lettre, adressée à ce dernier, et datée de Londres, 1832. Comme cette charmante lettre est écrite avec la plume qui écrivit à l’Inconnue, je la donne ici.


« Londres, 14 décembre 1832.

« Monsieur le Comte,

« Je vous remercie beaucoup de l’aimable et bon souvenir que vous me donnez dans votre lettre du 31. Elle m’a été remise hier, au moment où je sortais de chez le prince de Talleyrand, où j’avais dîné. L’introduction était déjà faite, mais votre lettre me procurera le plaisir de voir plus souvent et d’étudier un homme vraiment extraordinaire. J’ai trouvé le Prince hier au-dessus de sa réputation. Je ne puis assez admirer le sens profond de tout ce qu’il dit, la simplicité et le comme il faut de ses manières. C’est la perfection d’un aristocrate. Les Anglais, qui ont de grandes prétentions à l’élégance et au bon ton, n’approchent pas de lui. Partout où il va, il se crée une cour et il fait la loi. Il n’y a rien de plus amusant que de voir auprès de lui les membres les plus influents de la Chambre des Lords, obséquieux, et presque serviles. Le Prince a pourtant une drôle d’habitude. Après son dîner, au lieu de se rincer la bouche, comme il est d’usage à Londres et à Paris, c’est le nez qu’il se rince, et voici de quelle manière. On lui met sous le menton une espèce de serviette en toile cirée, puis il absorbe par le nez deux verres d’eau, qu’il rend par la bouche. Cette opération, qui ne se fait pas sans grand bruit, a lieu sur un buffet, à deux pieds de la table. Or, hier pendant cette singulière ablution, tout le corps