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Or, le témoignage des anciens ébranlait cette doctrine que Dieu eût directement réglé l’ordre de la société humaine. Même les moins irréligieux étaient d’accord que Dieu a marqué à l’homme sa sollicitude, non en lui imposant des lois toutes faites, mais en lui accordant, avec l’intelligence, le moyen de les choisir lui-même : la pensée antique avait eu pour dieu véritable la raison. Enivrée d’antiquité, la raison de chaque homme pencha de nouveau à se soumettre Dieu lui-même. Luther vint et la Renaissance engendra la Réforme, revanche de la raison sur l’autorité, victoire de ce qui semble vrai à un penseur solitaire, à un instant de la durée, à un point de l’espace, sur ce qui était consenti par la soumission des peuples et par la persévérance des siècles. La Réforme était l’évasion du sens individuel que le christianisme avait tenu jusque-là sous bonne garde.

Luther et ses émules n’auraient pas suffi à rompre la concorde qui faisait des peuples une seule société, si les protecteurs naturels de cette communion, les chefs d’Etats, l’eussent défendue. Mais à plusieurs de ces chefs aussi la Renaissance avait révélé un autre concept de leur mission. Au lieu que leur unique devoir leur parût de maintenir l’ordre établi par Dieu même et pour tous les hommes, ils se reconnaissaient le droit de juger, donc de modifier cet ordre, et cette raison, qui bornait son empire au domaine, où chacun d’eux commandait, fut la raison d’Etat. A rompre leurs dépendances envers la loi religieuse, ils assuraient à leur avarices les richesses de l’Eglise, à leurs adultères la quiétude, aux vices qu’ils voudraient une légitimité, à leurs ambitions l’espace et le choix des moyens. Voilà les raisons décisives pour lesquelles les princes d’Allemagne et Henri VIII voulurent s’émanciper de la papauté, et devenir leurs propres papes, si papes que les nouveautés religieuses où ils s’engageaient durent être crues par leurs sujets : car ils continuaient, après avoir rompu l’unité des esprits, à tenir cette unité pour la forme nécessaire de l’ordre. Mais la suprématie d’un seul pape était la garantie de l’unité morale entre les peuples ; la reprise de cette souveraineté par des princes multiples, rompait cette unité morale. Quand, au lieu de prêter main-forte à des vérités universelles qu’ils n’avaient pas faites, ils choisirent les vérités qu’ils allaient accepter, la vérité se trouvait rompue en fragments divers