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vie présente, soustrait les plus généreux à la déraison de se sacrifier au profit du genre humain, réduit les plus vastes cœurs à aimer la patrie, c’est-à-dire à haïr en son nom les autres patries, converti les meilleurs logiciens au mépris des crédulités collectives, au culte de l’intérêt individuel, bref, créé une hiérarchie d’inégalités où chacun préférait sa race aux étrangères, lui-même à sa propre race, et, pour n’être pas dupe de ce qui est incertain, attachait son bonheur à ce qui est éphémère. La différence des civilisations trouvait son image dans l’art même. Peintres et sculpteurs des siècles chrétiens avaient voilé et comme ignoré la structure animale du corps, et concentré toute sa vie dans le visage et les mains : le visage de remords, d’extase, de langueur, et les mains de souffrance, d’offrande, de miséricorde ou d’imploration : là, ce qui est périssable même évoque l’immortalité. L’art païen, par la splendeur de la nudité, donne à toutes les parties du corps la même importance dans l’harmonie d’une perfection toute physique, et aux athlètes de la lutte et de l’amour ne cherche pas de caractère surhumain.

La Renaissance apportait donc à la fois une splendeur matérielle et une indigence morale. Elle était utile-par son génie de la forme qui enseignait au monde chrétien à mieux reconnaître la perfection répandue dans l’œuvre matérielle du créateur ; les modèles d’éloquence, de discussion, de sobriété, de goût, de poésie étaient faits pour affiner la lourde logomachie où les idées étaient écrasées plus que contenues, et pour donner aux langues modernes, alors en formation, la propriété, l’harmonie et le nombre. Mais, parmi les admirateurs, beaucoup ne surent pas diviser leur jugement, et la beauté de la forme les gagna aux idées qu’elle paraît. Des vices semblaient purifiés parce qu’il n’y avait pas de faute dans le talent de les décrire. Leur retour tentateur donna à l’austère sagesse dont on se nourrissait depuis des siècles, l’apparence d’un trop long carême, la conception voluptueuse de la vie éleva dans le secret des instincts un démenti continu à toute la doctrine chrétienne, car le plaisir est un plus sûr dissolvant des vérités que le sophisme, et les émancipations de la chair poussaient aux révoltes de l’intelligence.

Le christianisme, pour s’imposer au double égoïsme des individus et des races, invoquait la formelle volonté de Dieu.