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apostasie éclatante, elle devrait se sentir irrémédiablement vaincue, perdre toute sa foi dans la mission de civilisation par le glaive, que lui assigne l’orgueil de ses penseurs et de ses écrivains.

Le gouvernement impérial n’a eu garde, en attendant, de repousser a priori l’idée de la Société des Nations. Il l’a recueillie avec componction de la bouche pacificatrice du Saint-Père. Mais il la comprend à sa manière, qui est la manière pangermaniste : un agglomérat d’Etats, dont l’Allemagne prendrait la direct ion politique, un troupeau de peuples vivant et broutant sous le bâton de leur maître allemand, un immense syndicat industriel, où le comité de Berlin réglerait la distribution des matières premières, les conditions du travail et le nombre des produits à fabriquer, une énorme société de commerce qui trafiquerait sous le contrôle des fortes têtes germaniques. La raison sociale, Société des Nations, n’aurait, que la valeur d’une étiquette, mise là pour ménager les amours-propres nationaux ; le nom véritable serait Deutsches Reich.

Loin de moi la pensée de vouloir écarter un concept aussi généreux que celui de la Société des Nations des réalisations consolantes, après lesquelles soupire ardemment l’esprit humain. Mais laissons à cet idéal le temps de prendre figure, de s’humaniser, de s’adapter aux conditions d’existence des nouvelles générations. Le règne de la paix universelle exigera une préparation assidue ; il doit être précédé d’un apaisement progressif dans une atmosphère dégagée des gaz empoisonnés, des vengeances et des haines, qu’a allumés la guerre.

On nous dépeint cette guerre comme une sorte de perturbation sismique, comme un bouleversement général de notre planète, après quoi on construira une nouvelle humanité. C’est bientôt dit. On néglige seulement d’indiquer les matériaux de cette reconstruction nécessaire. La réalité sera peut-être tout autre, et l’Europe de demain, encore que très différente de l’Europe d’hier, lui ressemblera par plus d’un trait. Ne négligeons pas le calcul des probabilités pour nous perdre dans les nuages. Ce serait, à mon humble avis, compromettre l’avenir que de répudier les enseignements du passé. Une révolution trop brusque dans les méthodes préventives, qui furent employées jadis, après des crises moindres que celle que nous subissons, et le mépris des précautions les plus sages, exposeraient nos enfants à de funestes aventures.