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de l’Allemagne et à la création d’un nouvel ordre européen. Il en est pourtant à qui le sort de la Belgique n’avait pas suffi à dessiller les yeux. Le sentiment populaire, doué en général d’une perspicacité instinctive, ne s’y est pas trompé ; il sympathise presque partout avec les Alliés. Mais certaines cours subissent l’influence de leur parenté avec des familles régnantes de l’Allemagne et il est des pays où les hautes classes continuent d’afficher leurs préférences germaniques. C’est à se demander si des hommes politiques à courte vue, des diplomates à la conscience légère, croyant encore aujourd’hui au dogme de l’invincibilité de l’armée allemande, ne pensent pas que l’hégémonie impériale, librement acceptée, serait plus avantageuse et moins périlleuse à leur pays qu’une hostilité inutile. Il y aurait sans doute avec elle des accommodements qui rendraient la sujétion très tolérable.

Extraordinaire erreur de jugement ! Le réveil serait cruel. L’Allemagne a toujours méprisé les petits États ; elle les tient pour des parasites, vivant aux dépens des grandes Puissances et par le seul effet de leur tolérance. La paix allemande, comme la paix romaine, pèserait plus lourdement sur l’Europe soumise, à mesure que grandiraient les appétits de domination et de lucre du peuple-roi. L’organisation allemande, si vantée, ne serait que l’exploitation sur une immense échelle des nations pressurées. L’exemple des provinces russes et de la Roumanie est là pour nous éclairer et nous faire frémir. L’acheminement de la pieuvre germanique le long de la Baltique présage l’étouffement de l’indépendance Scandinave. La domestication des Roumains, des Bulgares et des Turcs signifie l’asservissement des Balkans sous un joug plus s’avant et plus Apre que ne le fut jamais le despotisme des Sultans. Le dépècement de la Russie a déchiré toutes les illusions et tous les voiles. Le traité de Brest-Litovsk, à peine signé, est violé ; il n’a pas arrêté, il a facilité l’invasion ennemie. La rapacité des Hohenzollern nous apparaît aujourd’hui dans toute sa nudité, sans modération et sans pitié. Si elle devait triompher, l’Europe cesserait d’être habitable, et pour échapper à l’administration allemande, l’exode des Européens vers les libres pays d’outre-mer ressemblerait à la fuite des malheureux habitants des régions envahies devant les bandes du Kaiser[1].

  1. Cf. L’Europe dévastée, par le Dr Mueldon.