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Méditerranée, et du Levant de l’Asie à l’Occident de l’Europe ne fut pas plus arrêté dans sa marche par les peuples que le faucheur par la moisson.

Ce geste de mort, irrésistible et régulier, lasse par sa monotonie ; les cruautés se font tort dans l’attention où elles se confondent : sur trop de sang la mémoire glisse. Cette horreur confuse n’a qu’une clarté : une lueur d’incendie. Et ceux même qui ignorent l’étendue des contrées assassinées, le nombre des êtres détruits et le nom des bourreaux, savent que la bibliothèque d’Alexandrie fut brûlée par l’ordre d’Omar.

Pourquoi la mort des manuscrits reste-t-elle dans la mémoire qui ne se rappelle plus la mort des cités et des hommes ? Parce que pour l’homme, durant sa courte vie, l’essentiel n’est pas de vivre mais de survivre. Le présent qui passe doit léguer un héritage à l’avenir : le savoir, les œuvres, les rêves de chaque génération, ont leurs interprètes, qui avec les plus fragiles des moyens font de la durée. Un peu d’encre sur un peu de papier leur suffit pour que le cours de leur destinée, le secret de leur génie, le récit de leurs efforts, l’aveu de leurs méprises deviennent l’enseignement de leurs successeurs.

Détruire ces témoignages c’est révoquer le don des morts, appauvrir le patrimoine des vivants, prendre à ceux qui ne sont pas encore. Ce vol de ce qui appartient au passé et à l’avenir par ceux à qui appartiennent seulement les heures et les choses passagères, est comme un viol de tombe, une profanation et un sacrilège. C’est pour cela que le crime d’Omar reste maudit. Les siècles écoulés en ont grandi la honte à mesure que la guerre allait se civilisant. Brûler les bibliothèques, détruire les œuvres d’art étaient des scélératesses stupides que les combattants ne se reconnaissaient plus le droit d’infliger au genre humain. L’Allemagne seule a remonté les âges, pour trouver son exemple dans l’Islam. La barbarie de l’acte commis à Louvain s’accroît de ce que la civilisation avait gagné, et du culte que l’incendiaire rend au Savoir. Allemagne si orgueilleuse d’être docte, d’avoir fourni son arme à l’étude en inventant l’imprimerie, de répandre avec une largesse inégalée les livres dans l’univers, et qui as détruit la bibliothèque de Louvain ; Allemagne si dévote au sacerdoce de tes professeurs et aux dogmes de leurs chaires et qui, avec les chaires des professeurs étrangers, a fait des feux de joie, et avec les maîtres