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pris. Le magasin de vivres de réserve avait, bien entendu, été pillé. Tout cela n’aurait rien été si nous n’avions eu à déplorer la mort du commandant Jourdan tué d’une balle au cou, alors qu’il venait au bureau. C’était un officier d’une grande valeur, blessé deux fois sur le front français, prisonnier en Allemagne d’où il s’était évadé : et il succombait à une mort stupide, sous les coups de brutes tirant au hasard !

Une fois le gouvernement bolchevik installé à Kiew, les Allemands, qui ne couraient plus aucun danger, arrivèrent par trains ordinaires. Ils avaient déjà occupé Proscouroff, Gmerinka, et n’étaient plus qu’à quelques verstes de Kiew. Il était évident que dans de telles conditions notre présence en Ukraine n’avait plus aucune raison d’être : le général Tabouis donna l’ordre du départ. Ce fut pour nos hôtes un véritable désespoir : nous fûmes l’objet de scènes réellement touchantes.

Nous quittâmes l’Ukraine le 18 février, pour Moscou, où toutes nos missions devaient se réunir. Inutile de dire qu’à chaque station il fallait parlementer avec le commandant bolchevik qui nous posait toujours les mêmes questions et surtout nous demandait si nous n’avions pas de « polimiotes » (mitrailleuses) dont ils avaient grand peur. A chaque station, il fallait aussi se défendre contre l’invasion de nos wagons par les soldats errants, de plus en plus atteints de la monomanie du voyage. Un détachement de notre mission qui se trouvait non loin d’Odessa, eut une chance inouïe. Un grand chef révolutionnaire de l’endroit eut soudain l’idée de prendre le même train pour aller à Moscou, et comme il avait fait ses études en France et qu’il parlait très correctement notre langue, il s’ingénia à faciliter le voyage de nos camarades. Leur train spécial, c’est-à-dire uniquement réservé aux Français, du moins en théorie, mit à peine quarante-huit heures pour atteindre Moscou, alors que normalement il aurait dû mettre cinq ou six jours.

Le procédé de ce parfait révolutionnaire était des plus simples : aussitôt arrivé à un embranchement, il bondissait, revolver au poing, chez le chef de gare, et lui enjoignait d’atteler immédiatement, la meilleure locomotive du dépôt et de faire partir de suite le convoi. L’argument étant sans réplique, l’ordre était exécuté avec une rapidité telle que je n’en ai jamais vu de plus grande. Une fois la machine attachée, même cérémonie auprès des mécaniciens et même succès. Pour nous, qui ne